vendredi 22 mai 2009

Tarnac: deux nouveaux «coups de filet», tous les interpellés sont libérés



Paru le 22 mai 2009 sur www.mediapart.fr

Par David Dufresne



Il est 16h30, hier, quand Christian, François et Nouria (pseudonymes) sortent des locaux de la Sous-direction anti-terroriste (Sdat) en région parisienne. Les trois Rouennais viennent de passer quatre jours en garde à vue. Et ils sortent libres. Ils sont les derniers en date dans l’affaire dite de Tarnac à avoir connu la petite lumière blanche des petites cellules de Levallois-Perret, nuit et jour. Dans le même temps, à Marseille, en marge de l’affaire, cinq personnes ont également passé plusieurs jours en garde à vue. Elles sont soupçonnées d’avoir menacé par tract interposé le Directeur central du renseignement intérieur (DCRI). A la direction générale de la police, on assure que ces deux affaires sont le fruit « du hasard du calendrier ». Retour sur ces deux opérations. A la fois simultanées, distantes et éclairantes.


La première démarre donc lundi, à 6 heures du matin, dans une maison commune des faubourgs de Rouen. Mathieu Burnel, l’un des neuf mis en examen dans l’affaire de Tarnac, et qui habite les lieux, raconte pour Mediapart : «Les flics avaient leur bélier, mais la porte était ouverte. Ils ont déboulé comme d’hab’, toujours le même cirque, flingues en avant, et tout ça. Puis, ils embarqué Christian, François et Nouria. Certains policiers leur ont dit de “prendre de l'argent pour se payer le train de retour”, qu'ils ne feraient pas de taule. D'autres ont dit “on va pas loin”, genre pas jusqu'à Paris.» S’ensuivent quelques échanges à fleuret moucheté. Sur l’affaire, sur les méthodes policières, sur les perquisitions à répétition, et, même, sur quelques journalistes jugés un peu trop curieux.


But de l’opération : interroger le trio sur un voyage qu’il a effectué en Grèce, en septembre 2008, lors d’un rassemblement à Thessalonique, à la fois foire internationale et foire d’empoignes de ce que l’Europe compte d’activistes de gauche. Dans la foule, la police en est sûre : Julien Coupat. Ou du moins, la police voudrait s’en assurer. Elle le soupçonne d’y avoir rencontré des militants allemands, passés maîtres dans le sabotage de voies ferrées, notamment lors de passages de trains transportant des déchets nucléaires. Mais aussi, selon nos informations, les interpellations de Rouen ont pour but de demander à l’un des trois étudiants (en sociologie) quelques explications sur sa voiture, un vieux modèle Mercedes sans grand intérêt. Sauf celui-ci, peut-être : c’est à son bord que se trouvaient, le 8 novembre 2008, Julien Coupat et Yildune Lévy Guéant, à proximité d’une des lignes de chemin de fer sabotée. La voiture avait été pistée dès le midi par les services de renseignement. Elle était « balisée ».


En clair, toujours la même et simple finalité : resserrer le filet sur Julien Coupat. Bombarder les gardés à vue de questions à son sujet : qui est-il ? Etiez-vous là, tel jour, à ses côtés ? Comment est-il ? Qui gravite autour de lui ? Etc. Des interrogatoires en rafale, « avec un maximum de pression et d’intimidation », s’insurge Dominique Vallès, l’avocate de l’un des trois Rouennais. Qui ne décolère pas. Pour elle, ces arrestations dès potron-minet sont « un usage très choquant du droit. On aurait pu les convoquer tout simplement. C’est une instrumentalisation de la procédure ! ». Nouria a été interrogée une dizaine de fois et Christian à quinze reprises. Philippe Lescène, autre conseil des Rouennais, s'interroge: «Ces interpellations ne seraient-elles pas le signe que le dossier est si vide qu’on essaye d’y faire entrer de nouveaux noms ?»



Mathieu Burnel évoque, lui, l’arrestation musclée, en plein Paris, fin avril, de Tessa Polak, relatée dans nos pages, et rejoint le point de vue des avocats. «On pensait qu'après l’arrestation de Tessa, les policiers stopperaient ce genre de trucs. Mais à l'évidence, ils semblent bien partis sur leur lancée. Ils arrêtent les gens en pleine rue ou à 6 heures du matin chez eux, ils les gardent, les enferment et les menacent pendant trois ou quatre jours puis les relâchent dans la nature. Ils tentent clairement de banaliser les gardes à vue de quatre jours sous anti-terrorisme. S’ils les mettaient en examen, les policiers seraient obligés de s'en justifier. En les relâchant sans rien, ils montrent qu'ils peuvent tout se permettre et n'ont de compte à rendre à personne. Si toutes les personnes dont le nom figure au dossier y passent, dans deux ans on y est encore…»


Interrogé sur ce point précis (pourquoi interpeller plutôt que convoquer), un enquêteur réfute. Pour lui, l’effet de surprise prime avant tout. «Si on avait convoqué Tessa Polak ou ceux de Rouen, on annonçait la couleur. Or, on n'a pas du tout envie d'entendre des réponses toutes faites, on ne veut pas que les gens s’attendent à nos questions»... Il ajoute : «Ce qu’on veut, c’est surtout procéder à des perquisitions surprises.» En somme, du classique et souvent de l'efficace, avec ici un bémol: la maison de Rouen avait déjà été retournée dans tous les sens dès la première perquisition, le 11 novembre 2008. C'est d'ailleurs lors de celle-ci que la police anti-terroriste avait déniché deux billets de bateau Italie-Grèce au nom de Christian et François... Et l'officier d’admettre, dans un souffle, « on nous regarde au microscope », sans préciser qui est ce «on» mais dont on saisit le sous-entendu : la Sdat agit dans les règles. L’affaire de Tarnac a au moins ce mérite : elle permet de voir à l’œuvre les règles. De près. Et d’en débattre.




Quant au reste, le policier l'assure: toutes ces opérations obéissent à un calendrier. Celui de la Sdat et celui du juge Thierry Fragnoli. «On veut donner notre tempo à l'affaire.» Et ils sont huit fonctionnaires de police à s'en charger tout spécialement.


L'autre coup de filet de la semaine, c'est d'abord une photo. Une photo qui représente le pilier de la résidence secondaire de Bernard Squarcini, le Directeur central du renseignement intérieur (DCRI), dans les Alpes-de-Haute-Provence. Sur ce pilier, un visiophone avec son nom, en lettres noires sur fond rouge. Et sous le pilier, maintenu par deux doigts, un tract intitulé « sabotons l’anti-terrorisme », donnant rendez-vous le 8 mai, pour une journée spéciale anti anti-terrorisme. La seule arme explicitement citée est « d’apporter un bol » pour la « soupe du soir »… Rue 89, qui publie depuis hier le document, le qualifie de « photo-potache ». Seulement voilà, côté police, on goûte très moyennement et la photo et le potache. Dès que le document est repéré sur Internet, Bernard Squarcini, dit «le Squale», décide de mordre et de porter plainte auprès du parquet de Digne pour «menace et intimidation ». Ce qui en dit long sur la surveillance des proches des Tarnac: le document, jusque-là, n’a été diffusé que de mails en mails, notamment dans les milieux de l’art contemporain (on va comprendre pourquoi). Avant d’être distribué dans les rues, notamment le 8 mai, où une main ira jusqu’à glisser le document… dans la boîte aux lettres même de Bernard Squarcini.




De quoi énerver un peu fort requins et gros poissons des hautes sphères de la police... Une source proche de l’enquête : « Qu’on touche à la fonction de Squarcini, on s’en fout. Qu’on touche à l’individu, on agit. » Autrement dit, la même photo prise devant ses bureaux à Levallois-Perret (encore faudrait-il parvenir à la faire, vu la sur-protection du siège national de la DCRI…), pas de problème. Devant sa maison, c’est niet. «Des méthodes de petits merdeux, non?» demande l'enquêteur. D’où les interpellations lundi matin. « On envoie un signal très fort», reprend-il. Quatre personnes sont arrêtées, issues du monde de l’édition, primo-destinatrices et réexpéditrices de l'objet en question. Certaines sont également fondatrices d’un des nombreux comités de soutien, nés spontanément après les mises en examen dans l'affaire en novembre 2008 : le C.S.A., pour Comité de sabotage de l’anti-terrorisme, situé à Forcalquier (Alpes-de-Haute-Provence). Celui-ci a deux particularités. Il est l’un des plus actifs et, surtout, l’un des plus proches des désormais « neuf de Tarnac». La fille de l’un de ses membres vit en effet dans le village corrézien. Le « signal policier » est donc double. Ouvertement, il vise l’ensemble des comités. C’est ce message qui est répercuté de radios en journaux, de télé en dépêches. Insidieusement, les plus proches des neuf mis en examen comprennent, s’ils ne s’en doutaient, qu’ils sont eux particulièrement ciblés. Pendant ce temps, la police examine disques durs et téléphones portables. Tout est épluché, le moindre indice consigné. Là encore, l’effet de surprise est de mise.



A la PJ de Marseille, on sort tout de même les gants. A l’Evêché, l’hôtel de police de la ville, l’affaire devient en quelques heures «la patate chaude de la semaine », glisse-t-on, un brin étonné. «Ici, d’habitude, on fait dans le droit commun, le grand banditisme…», rappelle un policier qui admet sans peine : «Quand une affaire implique un directeur central, on sort les bretelles et la ceinture. » Et ici, on ajoute même la ficelle: Bernard Squarcini n’est pas le premier « patron » venu. Il règne sur le renseignement intérieur français depuis plus de deux décennies. Il a été préfet délégué pour la sécurité et la défense dans la région. Et puis, et surtout, il connaît « le Président », son ami, Sarkozy. Aussi annexe soit l’affaire, elle est du genre « dossier signalé ». D’ailleurs, ça ne loupe pas : les procès-verbaux à peine rédigés à Marseille sont transmis illico à Paris, y compris place Beauvau, au ministère de l’intérieur. De l’info en temps réel, il n’y a pas que LCI ou iTélé qui en font. « Dossier signalé », cela signifie également garde à vue en bonne et due forme. Correction, courtoisie, et compagnie.




Coup de théâtre, dès le premier soir. Une délégation de la Ligue des droits de l’Homme locale se rend à l’Evêché. Elle est reçue par le chef interrégional de la PJ en personne. Qui aurait assuré à l’association que « dans cette affaire, il n’y a pas de quoi fouetter un chat, que tout ça va se terminer gentiment ». L’un des trois délégués aurait alors insisté pour avoir des nouvelles de ses amis gardés à vue. Bruno C. est invité à attendre quelques instants. «C’est le piège », écrit la Ligue des droits de l’Homme : le militant est à son tour placé en garde à vue. En fait, c’est un poil plus compliqué que cela: d’après plusieurs témoins, Bruno C. est venu expliquer son geste. Et si sa photo s’inscrivait dans la tradition de la caricature politique ? Et si, lui qui est architecte, voulait pointer le visiophone comme le symbole même du dispositif de surveillance, petit cyclope moderne? Une sorte de tract à la lisière du politique et de l’art contemporain (on y est)?



Détail important: si la photo ne permet pas de localiser la maison de Bernard Squarcini (ni adresse, ni ville, ni même plan large n'y figurent), elle s’inscrit clairement dans l’affaire des sabotages SNCF. Et « mouille » d’une certaine façon ses protagonistes présumés, dont certains soutiens vont à leur tour moyennement goûté la chose. L’art est aussi affaire de temporalité... Alors, les enquêteurs écoutent Bruno C. Deux jours durant. Ce qui les intéresse au premier chef, c’est de savoir s’il est bien l’auteur de la photo de la résidence du n°1 des ex-RG et DST. Ils n’ont d’ailleurs pas grand mal à s’en convaincre. En quelques minutes, la PJ remonte l’ADN du cliché. L'analyse est formelle: les policiers retrouvent l’heure et la date de prise de vue (1er mai, 11h30). Et même le modèle de l’appareil : un iPhone. C’est celui de Bruno C. Il l'a sur lui, la photo est dedans. A Paris, un enquêteur sourit: «On est quand même pas au niveau de Coupat… D’ailleurs, pour Coupat, c’est pas bon du tout, tout ça. Ça crée une ambiance, un réseau, une nébuleuse…»


Sauf que. Affirmer cela, c’est aller un peu vite en besogne – rien ne dit, pour l’heure, que la justice déclenchera des poursuites, tout le monde étant sorti libre et sans charge du commissariat central de Marseille. Ou alors, c’est une façon d’avouer que les deux coups de filet Forcalquier/Rouen étaient bien… liés. Et que l’affaire du tract, pour l'heure suivie par la justice locale, serait finalement versée au dossier Tarnac. Un dossier que les enquêteurs espèrent d’ailleurs avoir réglé avant la fin d’année, «sauf élément nouveau». D’ici là, les rumeurs d’une possible libération de Julien Coupat se font jour. Selon différentes sources proches de l’enquête, recoupées par Mediapart, le juge Thierry Fragnoli pourrait même décider de sa libération d’ici à cet été. «Ce que veut le juge, c’est le décider lui-même, pas qu’on lui force la main [par une décision de justice, type cour d’appel de la chambre d’instruction, NDLR]. En clair, qu’on ne le… déjuge pas.» Julien Coupat doit être entendu la semaine prochaine.

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