Mis en ligne le 30/04/2009 sur libre belgique
Notre démocratie oscille entre légitime défense et paranoïa sécuritaire. La qualification de "terroriste" se dilate et rogne de plus en plus la liberté d’association, d’expression ou de religion.
Près de huit ans après les attentats du 11 septembre 2001, ne serait-il pas temps de s’arracher à la stupeur qu’ils ont déclenchée, et qu’a contribué à entretenir le ressassement hypnotique de leurs images de pénétration et d’effondrement ? Ne serait-il pas temps de recommencer à penser à partir d’un concept - le terrorisme - dont l’énoncé même, la charge affective qu’il charrie, et l’hébétude qu’il provoque, ne favorisent guère le recul analytique ? En l’occurrence, penser à partir de ce concept, c’est aussi penser contre lui, en décodant les jeux rhétoriques auxquels il se prête et les effets de réel que produisent ceux-ci. En effet, si le terrorisme fait partie de ces concepts instables dans leur définition et flous dans leur périmètre, les conséquences de son maniement par les discours politique, judiciaire et médiatique sont en revanche particulièrement claires et concrètes. Elles tiennent dans un estompement progressif de la frontière entre contestation sociale et criminalité, un rétrécissement parallèle du champ des discours dicibles et entendables, et plus globalement une "politique de dépolitisation" qui transforme en ennemis à abattre, non seulement une poignée de groupuscules violents et sans assise sociale, mais aussi des mouvances plus larges et légitimes : des altermondialistes liégeois, hier, Greenpeace, aujourd’hui. Les syndicats demain ?
Pour interpréter ces évolutions, il s’agit tout d’abord de penser la portée de l’avènement récent (décembre 2003) du "terrorisme" dans le champ des politiques pénales belge. Au cœur de cette démarche d’analyse, se situent des questions ouvertes mais trop rarement posées : quels sont le sens et les effets de la création d’une infraction pénale nouvelle, celle de "terrorisme", mise en place par le législateur belge sous l’impulsion européenne ? En quoi l’introduction dans le droit pénal de ce concept subjectif, foncièrement socio-historique et profondément politique, permet-il de lutter contre ceux qui sont désignés comme ses auteurs ? Rappelons, en effet, que l’absence d’un arsenal pénal antiterroriste n’a en rien empêché, par exemple, les poursuites et la condamnation de membres des CCC voici plus de vingt ans. Quel est, ensuite, ce supplément d’âme - et de peine - désormais accordé aux terroristes qui font d’eux plus que de simples meurtriers, assassins, preneurs d’otage ou "grands bandits" ? Comment concevoir enfin que, contre toute la tradition légale belge, le caractère politique d’un délit en constitue désormais une circonstance aggravante ?
Si elles n’étaient que théoriques, ces interrogations ne trouveraient d’autres lieux pour s’exprimer que quelques revues spécialisées ou d’obscurs colloques de droit pénal. Reste que plusieurs dérapages avérés - à moins qu’il ne s’agisse de mises en œuvre zélées de procédés induits par les nouvelles législations (Affaire Bahar Kimyongür et DHKP-C, arrestation hypermédiatisée d’anciens membres des CCC un peu rapidement soupçonnés de "rechute" en compagnie d’une journaliste de la RTBF...) - sont venus alimenter les craintes de ceux, initialement minoritaires, qui s’inquiétaient de l’érosion des libertés publiques par la dilatation progressive du concept de terrorisme et de son champ d’application.
En Belgique, l’application concrète de la loi sur les infractions terroristes, et en particulier la notion d’appartenance à un groupe terroriste, permet, en effet, d’étendre le filet pénal à ceux qui soutiennent ou défendent des idées dérangeantes, contestataires, choquantes, sans pour autant participer à la commission de faits délictueux. L’Histoire est pourtant riche de ces idées dérangeantes devenues sens commun. Les limites des libertés publiques se fondent et se confondent désormais : le flou règne entre les actes relevant de la participation à un groupe terroriste ou de la liberté d’association, d’expression ou de religion. Ce flou risque d’ailleurs de se voir encore aggravé par une récente (novembre 2008) décision-cadre européenne créant trois nouvelles incriminations - dont la " provocation publique à commettre des infractions terroristes ". Définie comme toute mise à disposition du public d’un message, avec l’intention d’inciter à la commission d’une des infractions terroristes, " lorsqu’un tel comportement, qu’il préconise directement ou non la commission d’infractions terroristes, crée le risque qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises ", cette incrimination risque bien de ramener dans ses filets une moisson aussi large qu’impossible à traiter.
Cette dilatation par contagion de la qualification de "terroriste" apparaît en outre d’autant plus inquiétante que cette qualification active automatiquement, depuis l’amont du procès jusqu’à son aval, une série de dispositifs d’exception : méthodes particulières de recherche, possibilité de constitution d’un dossier confidentiel non accessible à la défense, conditions de détention exceptionnelles... Or, l’histoire pénale foisonne de ces "innovations par la marge", et de ces exceptions progressivement érigées en norme. Ainsi, depuis 2001, de nombreux dispositifs ont été adoptés avec d’autant plus de facilité que l’épouvantail du danger terroriste était sorti pour les justifier. Dans les faits, leur champ d’application dépasse pourtant très largement les seules affaires qualifiées de "terroristes". C’est, par exemple, le cas des méthodes particulières de recherche (MPR) : d’après le procureur fédéral lui-même, entre 2003 et 2007, seules 91 des 3 721 observations mises en œuvre dans le cadre des MPR concernaient effectivement des affaires de terrorisme : soit 2,44 pc ! Ainsi, lorsqu’il est appréhendé par le versant de son utilisation effective, le concept de lutte contre le terrorisme apparaît surtout comme la pointe avancée - en même temps que le cache-sexe - du combat sécuritaire.
A l’aube d’une des crises économiques les plus importantes de ces dernières décennies, ce traitement policier de la conflictualité sociale ne saurait manquer d’inquiéter. Cette inquiétude a d’ailleurs gagné les travées parlementaires où, suite aux quelques dérapages évoqués, un processus d’évaluation de la loi antiterroriste du 19 décembre 2003 a été lancé à la Chambre. Las ! Suivie par une minorité de députés, certes vaillamment attachés aux principes de liberté d’expression, de séparation des pouvoirs et de légalité des incriminations, mais isolés - parfois jusqu’au sein de leur propre parti -, cette évaluation ressemble plutôt à un... entérinement de première classe. Et ce d’autant plus que, parallèlement, le Sénat avance, lui, sur une proposition de loi relative aux méthodes de recueil de données des services de renseignement et de sécurité (MRD). Bref, une assemblée met la charrue au moment où l’autre voudrait évaluer les bœufs.
Au moins autant qu’un instrument de lutte contre des violences lâches et aveugles, les différents dispositifs antiterroristes constituent en réalité une inconsciente transposition en droit de la théorie de la fin de l’Histoire de Francis Fukuyama : un bouclage tautologique de nos démocraties libérales sur elles-mêmes, s’autoinstituant comme horizon indépassable de l’organisation sociale, dans un geste d’une arrogance historique très exactement contraire à celle du législateur de 1831, qui prévoyait pour le délit politique une mansuétude particulière.
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