vendredi 16 janvier 2009

Ultra-gauche, Alice et les couleuvres




Ultra-gauche, Alice et les couleuvres

paru vendredi 16 janvier 2009
(11h27)sur bellaciao.org




Alice en a vu passer des lapins… ou bien était-ce des couleuvres ? Qui se rappelle Humpty Dumpty de l’autre coté du miroir ? Humpty Dumpty est un faux débonnaire : « en voilà un bel argument sans répliques » lance-t-il. Alice proteste « mais gloire ne signifie pas bel argument sans répliques ». Et l’autre de répondre : « Quand je dis qu’un mot veut dire quelque chose, c’est qu’il veut dire ce que je dis ».

La politique de la terreur est une horreur. Le 11 septembre a ouvert une panique dans ce monde. Il nous a appris que des fanatiques illuminés pouvaient tuer. Mais fallait-il vraiment nous enseigner cela ? Avions-nous vraiment oublié les tueries des fanatismes religieux, l’horreur des inquisitions, la terreur de Robespierre, la barbarie nazie, les tortures militaires, les bombes aveugles ? La guerre n’est-elle pas la plus grande entreprise de terreur ? Et cependant, un nouvel arsenal est venu nous protéger. En fait, la réplique a surtout consisté à accroître l’immense potentiel de surveillance que possédaient déjà les états. Les fichiers sont devenus plus efficaces, les caméras observent partout et désormais les satellites jettent un œil sur nos cours intérieures.


La marge est bien mince entre la protection des peuples et la restriction des libertés. Les fichiers de police, dont les fichiers ADN, ont déjà répertorié près d’un tiers de nos concitoyens. Et pourtant ils ne constituent encore que le début de l’encodage policier. Toute cette surveillance, tous ces contrôles sont faits au nom du peuple français et leur seule justification est de soi-disant défendre notre intégrité. Mais le « pays des droits de l’homme » a-t-il réellement besoin de cette armada ? Où allons-nous ? Et puis voilà quelque chose de trop, un trop qui ressemble tant à Humty Dumpty : Julien Coupat a vu son appel rejeté et la prison se refermer sur lui et sa compagne. Le parquet a refusé cette libération sur la base d’un "référé détention", prévu par la loi Perben II. Cette mesure reste exceptionnelle en France.


Si nous n’avons pas le droit de discuter une décision de justice, il nous reste pourtant le droit de rechercher le sens des mots. Or, quel langage nous parle-t-on ? Il existerait une entreprise terroriste dont l’objectif était de « retarder des trains… ? ». Les mots peuvent-ils avoir un autre sens ? L’incroyable imprécision des termes de justice autorise parfois bien des interprétations. Militer contre une politique de droite, est-ce déjà se compromettre dans une association terroriste ? Faire la grève, est-ce prendre des otages ? Protester, est-ce déjà commettre un outrage ? Peut-on rester en prison de sûreté après qu’on ait fini sa peine ? Et n’est-ce pas ce même pouvoir qui a décrété, il n’y a pas si longtemps encore, l’état d’urgence contre les enfants des banlieues.


Eh bien, se dit Alice, on dirait que chaque lutte sociale, chaque colère, chaque égarement reçoit une étiquette si définitive que même la prise de parole est devenue difficile. L’état apparaît de plus en plus comme le grand dictateur. Et puis, nous n’entendons rien de nos grands intellectuels des droits de l’homme. Ou sont-ils les Voltaire, les Zola ou les Sartre ? Qui d’entre eux ne se serait pas insurgé de ces mots réinventés, de ce qui ressemble tant à un travail de faussaire ? Les sorciers de cette nouvelle sémantique deviendraient-ils tellement illusionnistes que les analystes politiques et autres journalistes les suivent béatement confondant la critique sociale et le fanatisme ? On a menacé les enfants de prison, punis les anciens de retraite, voilà qu’on enferme les jeunes opposants en tant que DPS(1) détenus particulièrement signalés. Qui se souvient de cette fillette qui a eu tellement de peur qu’elle s’est jetée d’une fenêtre pour échapper à la police ? Il faut se demander quel pouvoir est assez policier pour ériger la peur en procédé de gouvernement. Au milieu du brouhaha médiatique qui poussait « l’ultra-gauche » vers l’opprobre généralisé, quelques timides voix ont déjà pu prendre la parole. Mais un silence assourdissant répand toujours une molle pesanteur dans la Sarkofrance d’aujourd’hui. En attendant, Julien Coupat et Yldine Lévy passeront encore une nuit dans nos oubliettes au nom du peuple français jusqu’à ce qu’on oublie cette aventure quasi burlesque si on ne parlait point d’hommes et de femmes engagé(e)s.


Pourtant je suis certain que la langue n’est pas faite pour inventer ces sens là, pour utiliser les mots comme cela. Le terrorisme est une chose bien trop grave pour y souscrire. Mais rien ne permet de confondre la critique sociale, la revendication des luttes et le fanatisme terroriste. Il est honteux d’accepter une police secrète, qui n’aurait nul compte à rendre. Il n’y a pas d’ennemis intérieurs. Seulement des peuples qui ont droit à la colère. Rappelons-nous qu’avec les mots on a fait des croisades, des inquisitions, des dictatures, des camps de concentrations et des autodafés. La réplique consiste à ne pas se taire, à disputer leur sermon, à parler partout, à bavarder sans cesse, à dénoncer les injustices, à réinventer les débats, à contester les faussaires du discours, à prendre tellement la parole qu’elle devienne la notre.


Voilà, pensait Alice, le français n’est plus la langue de Voltaire. Elle croyait cependant raisonner : « Peut-on vraiment faire dire autre chose aux mots ? » Et Humpty Dumpty de rétorquer : « La question n’est pas de savoir si je peux faire dire aux mots autre chose que ce qu’ils veulent dire, la question est de savoir qui sera le maître ».


Thierry Lodé
Professeur d’écologie évolutive
Université d’Angers


(1) DPS : La prison diffère selon les personnes Même présumé innocent et en détention provisoire, le détenu inscrit D.P.S. se voit appliquer des mesures de sécurité particulièrement sévères. Les fouilles, les transferts et les contacts avec l’extérieur seront strictement contrôlés.





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