mardi 20 janvier 2009

« FAUTE DE MIEUX… »







« FAUTE DE MIEUX… »

Lorsque l'on s'interroge sur les raisons qui tendent à convertir une guerre « juste » en une guerre ordinaire, en une guerre tout court, et plus généralement lorsque l'on s'interroge sur les raisons qui enlèvent aux masses le contrôle des causes élevées auxquelles elles se dédient, l'on se trouve vite enfermé dans un circuit hallucinant. D'une part en effet, l'ampleur et la concentration de la vie économique moderne ont fait de chaque parti, de chaque syndicat, de chaque administration, des organismes quasi-totalitaires qui poursuivent leur route en s'abandonnant à leur propre poids spécifique et nullement en se référant aux cellules individuelles qui les composent. Ces partis, ces syndicats, ces administrations étatiques modernes sont protégés contre les démarches de la raison critique (aussi bien d'ailleurs que contre les sursauts affectifs et les révoltes du cœur) par leur seule et souveraine pesanteur. Ces édifices déconcertants fonctionnent par la grâce d'une humanité toute spéciale, d'une humanité d'initiés. Pour être admis à présenter une motion au terme du Congrès d'un parti de gauche tolérant quelque échange d'opinion, il faut une année de manœuvres extrêmement délicates à travers un dédale de secrétariats et de comités qui rappellent à s'y méprendre les mystères de l'inaccessible Tribunal où Kafka laisse trembler dans « Le Procès » - l'image indéfiniment réfléchie de notre angoisse. Et si ces épreuves initiatrices sont favorablement surmontées, si nul faux-pas n'est venu contrarier l'avance de la motion, alors sans doute son objet se sera suffisamment estompé pour ne plus susciter qu'un intérêt rétrospectif et presque de la pitié pour qui se hasarderait à lui accorder son soutien.

D'autre part, les citoyens clairvoyants et énergiques, mieux encore, les individus disposant d'un certain prestige intellectuel, qui seraient tentés d'intervenir afin de rectifier l'orientation d'un parti, d'un syndicat ou d'un gouvernement, savent trop bien que ces différents organismes ont les moyens de tisser autour d'eux une toile mortelle, - une toile de silence qui ne tarderait pas à les retrancher de toute vie publique.

Il est quelque chose de pire pour l'être civilisé que sa perte de pouvoir sur les organismes qui le représentent et agissent en son nom. C'est la résignation à cette perte. Résignation dont nous informent des signes innombrables et flagrants. Résignation que nous reconnaissons - en guerre comme en paix - à l'attitude-standard de personnes douées, cultivées et portées à l'action, - et cependant confites dans leur propre défaite. Cette résignation tient en trois mots: « Faute de mieux.. »
Si on adhère au Parti Communiste (ou à tout autre…) sans être le moins du monde rassuré sur sa politique présente et future, c'est « faute de mieux »… Si l'on finit par s'accommoder d'une redistribution de territoires dont on s'avoue qu'elle ne rendra aux peuples ni le sourire, ni l'abondance, c'est « faute de mieux ». Si l'on vote pour un candidat dont l'aspect moral vous répugne et dont la fermeté politique s'annonce douteuse, c'est « faute de mieux ». Si l'on s'abonne à un journal qui sacrifie volontiers son souci de la vérité à des considérations publicitaires ou commerciales, c'est « faute de mieux » ...

Cette femme que l'on embrasse fébrilement en bafouillant des serments éternels: « faute de mieux ». Ce cinéma où l'on s'enfonce, tête baissée, pour s'épargner une heure de présence sur terre : « faute de mieux ». Ce livre auquel l'on s'attarde parce qu'il a été couronné, alors que tout vous invite à en vomir le contenu : « faute de mieux ». Ce chef sublime au culte duquel l'on se rallie en soupirant, imprégné que l'on est du répertoire de sa grandeur : « faute de mieux » ...

« Faute de mieux » devient un placement, une philosophie, un état civil, un maître, une boutade, un alibi, une prière, une arme, une putain, un sanglot, une salle d'attente, une pirouette, l'art de se faire l'aumône, une boussole pour piétiner sur place, une épitaphe, un 8 Août 1945 ...

Deux hommes, voisins par la pensée, sont cependant capables de s'entredétruire parce qu'ayant la même conception du « mieux » et ce « mieux » leur faisant défaut, ils se rabattent sur deux modes concurrents d'existence compensatoire, sur deux systèmes de convictions et de gestes tangents du « mieux » commun, mais non tangents du même côté.
Alors, d'approximations en approximations, de substitutions en substitutions, l'on se trouve refoulé, insensiblement, poliment, vers on ne sait quel coin abject où mûrissent des cloportes... On s'effare, mais à tort. Celà n'est pas un cachot ; c'est une demeure... Il fait plus que nuit ... Au loin, des trains sifflent avec un air de partir ... On voudrait hurler, ameuter des gardiens imaginaires ... Demain matin, où en sera-t-on de soi-même ? Vous laissera-t-on seulement passer? Oui, sans doute, l'on vous permettra de fuir, d'aller vous bâtir au Congo une seconde vie ... Une vie sur pilotis avec, dans l'ombre, le même cancer triomphant où pactisent les forces de l'ennui et l'horreur panique de la liberté.


Georges Henein le 08 Août 1945 au Caire


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