lundi 23 novembre 2009

Villiers-le-Bel, Tarnac..."Fallait pas nous mettre dans la même prison !"







Paru sur Le Monde le 23/11/09


Par Maka Kanté et Benjamin Rosoux

Je suis Maka, j'ai 22 ans, je suis en détention préventive depuis le 23
février 2008. Je suis mis en examen pour "tentative d'homicide volontaire
sur agents des forces de l'ordre"
depuis le grand baroud policier qui
avait suivi les émeutes de novembre 2007 à Villiers-le-Bel. Des centaines
de jeunes ont affronté la police suite à la mort de deux adolescents, dans
une collision avec un véhicule de police.

Je suis Benjamin, j'ai 31 ans, je suis sous contrôle judiciaire, mis en
examen pour participation à "une association de malfaiteurs en lien avec
une entreprise terroriste"
suite aux opérations de police menées sur tout
le territoire, notamment à Tarnac, en réaction aux sabotages simultanés de
l'alimentation électrique de plusieurs voies TGV en novembre 2008.

Un Blanc. Un Noir. Cité du Val-d'Oise. Petit village de Corrèze. Parents
immigrés africains de première génération. Classe moyenne de province.
Diplôme universitaire. Déscolarisation précoce. Nos histoires se croisent
au hasard d'une désertion des voies tracées pour nous dans le grand cirque
de la reproduction sociale.

Désertion des "possibilités" d'un plan de carrière universitaire et
professionnel tout tracé. Désertion de la perspective de rejoindre la
France qui se lève vraiment tôt, celle qu'on croise à 5 heures du soir
dans le RER, celle qui nettoie la scène où la France qui compte se
produira au grand jour.

Désertion en tout cas de cette France qui expulse, qui parque, qui
discrimine, qui classe, ordonne, juge et enferme toujours selon la classe,
la race, le "patrimoine". Nous nous sommes trouvés dans une petite cour de
promenade humide et glauque de la prison de Fresnes, de sinistre
réputation. A l'ombre des barbelés, les pieds dans l'urine des rats. Un an
déjà s'est passé depuis notre rencontre et le système judiciaire n'a pas
manqué de manifester sa véritable nature : un système qui fixe au jour le
jour les critères de ce qui est acceptable et de ce qui ne l'est pas au
bénéfice, le plus souvent, des classes dominantes de cette société. Face à
ce système, et pris dans le viseur d'un gouvernement qui ne cesse de
mettre la vieille tradition réactionnaire française au goût du jour, nous
endossons chacun la défroque d'une figure de l'ennemi intérieur nouvelle
vague.

On comprend bien l'acharnement que met ce gouvernement - appuyé en cela
par la plupart des médias - à faire de nous, chacun à sa façon, les plus
terribles portraits, "barbares", "inconscients", "ultra-violents",
"anarcho-autonomes", "racailles" et toutes sortes d'autres outrances
langagières. On sent aussi à quel point ce que l'on conjure à tant nous
calomnier c'est la crainte que ces figures soient finalement plus
désirables que les figures officielles de la réussite et de l'intégration.

Et elles le sont sans aucun doute... Le jeune diplômé qui crache dans la
soupe de l'Occident triomphant et ne compte pas en rester là ; le jeune
fils d'immigré qui refuse de rempiler dans les fonctions de larbin qu'on a
toujours massivement réservées à ceux de sa couleur.

Notez que, même aux rangs des ennemis intérieurs désignés, la couleur de
peau et l'extraction font encore une terrible différence. La "société
civile"
, les médias s'émeuvent beaucoup moins du sort de quelques jeunes
"indigènes" aux prises avec une police galvanisée que lorsqu'il s'agit de
rejetons de la classe moyenne blanche - socle politique de ce pays. Et les
magistrats ont toujours la main plus lourde.

Nous nous sommes retrouvés là, l'un et l'autre, sur foi de réquisitoires
aussi peu fondés l'un que l'autre, où le bon vieux "témoignage anonyme",
pour ne pas dire "délation crapuleuse", dispense opportunément de la
"charge de la preuve"... Pris dans de véritables affaires d'Etat où les
enjeux politiques dépassent largement le sort particulier de nos petites
personnes, voire s'en balancent, au profit d'enjeux électoraux, de
compétition des services de renseignement et de police, de politiques de
communication policières et ministérielles.

Nicolas Sarkozy avait dit, avant même son élection à la tête de l'Etat,
toute sa crainte d'une "jonction" - jamais advenue - entre le mouvement
des universités contre le contrat première embauche (CPE) et les
différentes vagues de révoltes de la jeunesse de banlieue, ce n'est pas le
moindre des paradoxes que ce soit sa politique de répression elle-même qui
nous fasse nous rencontrer. Il n'y a jamais eu meilleur catalyseur que
l'épreuve d'une hostilité commune pour passer des frontières qui étaient
parfois apparues infranchissables. La simple juxtaposition de nos deux
histoires éclaire le présent d'une lumière plus crue. Nous pensons que
notre rencontre n'est pas qu'une anecdote sympathique. Elle nous a paru à
tous deux préfigurer ce qui doit arriver, ce qui, comme peu d'autres
choses, indique une sortie du marasme politique du présent.

Si nous prenons la parole aujourd'hui, c'est qu'il est temps d'en finir
avec l'habituel fatalisme qui entoure ceux qui sont pris dans les rouages
de la justice et qui n'ont d'autre horizon que le broyage pénitentiaire.
Nous ne sommes pas des épouvantails, nous sommes doués de parole et de
pensée et nous comptons bien en faire usage envers et contre tout
étouffement.

Fin octobre a été prononcé un non-lieu pour les policiers qui étaient à
bord du véhicule qui a provoqué la mort de Larami et Moushin. Il n'y aura
pas de procès. Dans le même temps, on annonce le renvoi aux assises des
quatre personnes soupçonnées, sans preuves, d'avoir participé aux tirs
contre les forces de police pendant les émeutes. Tout semble annoncer un
procès expiatoire.

Il s'agira de faire un exemple pour toute la jeunesse révoltée de ce pays
: "N'espérez même pas pouvoir vous défendre ! Nous jouissons de l'impunité
totale, vous risquez des peines énormes. Vous êtes pieds et poings liés"
,
semblent hurler tous les pouvoirs réunis en une seule et même chorale
infernale. Et nous n'avons pas fini de l'entendre : le 27 octobre avait
lieu à Clichy-sous-Bois une commémoration de la mort de Zyed et Bouna dans
un transformateur électrique lors d'une course-poursuite avec la police en
2005 ; ce même jour les policiers ont déposé une plainte contre Muhittin,
seul survivant du trio d'adolescents, aujourd'hui majeur, pour
"non-assistance à personne en danger".

Je suis Benjamin, je suis resté à peine trois semaines en détention. Comme
mes co-mis en examen je suis depuis onze mois sous contrôle judiciaire
strict avec l'interdiction de rentrer chez moi. Je cherche à faire que ce
temps volé par l'appareil judiciaire ne soit pas un temps mort.

Je suis Maka, comme mes co-mis en examen je suis depuis vingt mois en
détention "préventive", et placé à l'isolement. Je lis, j'écris, j'aiguise
ma compréhension de ce monde et de la place qui nous y a été dévolue ; je
fais ma révolution dans 9 mètres carrés.

Nous ne sommes que deux exemples parmi tant d'autres que nous ne pouvons
tous citer ici. L'année 2010 devrait voir de nouveaux rebondissements dans
nos deux "affaires". Elles sont toutes deux emblématiques de la guerre
totale que mène ce gouvernement contre tout ce qui ne se soumet pas à son
idéal glacé et policé. Nous pensons que ces victoires ne leur sont pas
assurées.

Nous savons que nous sommes toujours plus nombreux, de tous horizons,
déterminés à ne pas les laisser marcher sur nos têtes. Il faut que ces
"épisodes" judiciaires soient aussi pour chacun l'occasion d'une prise de
parti dans l'époque. Rester silencieux en de telles circonstances revient
à tenir le manche de la pelle qui s'évertue à vouloir nous enterrer
vivants.

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Maka Kanté a été mis en examen et incarcéré pour les émeutes de
Villiers-le-Bel ;

Benjamin Rosoux a été mis en examen dans l'"affaire de Tarnac".


(article envoyé par BloomBloom et A.)





Texte ainsi qu'une Vidéo parus sur "fallaitpas" .
    http://fallaitpas.noblogs.org/













2 commentaires:

  1. un blog reprend ce texte dans une version non altérée par les journaleux ainsi qu'une vidéo co-réalisée par des humains des alentours de Villiers et Tarnac:
    http://fallaitpas.noblogs.org

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  2. Merci bien, le lien a été ajouté au post.

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