envoyé par A.
Le Monde consacre la une de son édition datée d’aujourd’hui à un dossier intitulé « De Tarnac à Poitiers, dans la nébuleuse autonome ». Rédigée par Isabelle Mandraud et Caroline Monnot, cette enquête revient, entre autres, sur le phénomène des « black-blocs », la menace de l’ultra-gauche et l’affaire Julien Coupat. En lisant cet article, nous avons de sérieuses raisons de penser qu’il marque une nouvelle étape dans la confusion que fait depuis longtemps Le Monde entre ses lecteurs et des pigeons.
« Ce sont des silhouettes entraperçues au milieu de bris de vitrines, lors d’une manifestation à Poitiers, de heurts et de barricades enflammées, au sommet anti-OTAN de Strasbourg, ou d’opérations policières, comme à Tarnac, un dossier dans lequel, depuis un an, neuf personnes sont poursuivies, suspectées par la justice de sabotages de voies ferrées. Ils surgissent de manière sporadique à la “une” des journaux, le plus souvent à la façon “Black Bloc”, vêtus de noir. Des autonomes, dit-on ? Les autonomes n’existent pas. C’est en tout cas ce qu’ils opposent lorsqu’on les rencontre : les étiqueter, c’est déjà un “travail de flicage”, contestent-ils. Ils n’existent pas, et pourtant comme le dit l’un d’entre eux : “On va nous voir de plus en plus. En face, il y a des gens trop sûrs d’eux et qui n’ont de prise sur rien.” »
Ce n’est pas tous les jours que des journalistes annoncent dès l’introduction de leur article qu’ils vont informer leurs lecteurs sur un phénomène qui, selon les principaux intéressés, n’existe pas. L’aveu mérite d’être relevé : nous, le journal Le Monde, inexplicable fer de lance de la presse française de qualité, nous informons notre aimable clientèle que nous tenons pour un sujet de première importance, digne de faire la « une » de notre édition du week-end, “quelques silhouettes entraperçues”, à savoir des “autonomes qui n’existent pas”, mais que pourtant, on va “voir de plus en plus”. Ah bon ? Comment ? Par quel miracle, des fantômes indéfinis et sans nom vont-ils devenir plus visibles ? L’article a le mérite de fournir (probablement involontairement) un début de réponse : où va-t-on les voir, ces inexistants invisibles ? Eh bien ! ils vont surgir “de manière sporadique à la "une" des journaux”.
C’est rassurant, à deux titres. D’abord, parce que cela confère à ces fantômes un trait qui permet de les identifier. Ensuite, parce que tant que les autonomes déclareront être ceux qui n’existent pas, ils représenteront effectivement un danger majeur pour toute la population. Qu’on en juge ! La police débarque chez vous un matin, pour vous arrêter, parce qu’ils pensent que vous êtes un autonome. Pour vous défendre, vous dites : “Mais non, enfin, je ne suis pas un autonome !” –––– “Ah Ah ! répondra l’inspecteur : vous venez de passer aux aveux ! Car c’est justement à ça qu’on vous reconnaît : les autonomes sont ceux qui disent qu’ils ne le sont pas !” –––– Grâce à la finesse d’analyses comme celles d’Isabelle Mandraud et Caroline Monnot, il devient presque légitime d’arrêter toute la population, puisque :
• soit vous dites que vous êtes un autonome, donc vous revendiquez que vous l’êtes.
• soit vous dites que nous n’êtes pas un autonome, donc c’est bien la preuve que vous l’êtes.
La police et les médias viennent de découvrir (certes avec 2700 ans de retard), tous les usages répressifs que l’on pouvait faire du célèbre paradoxe du menteur (parfois attribué à Épiménide le Crétois : “Un homme disait qu’il était en train de mentir. Ce que l’homme disait est-il vrai ou faux ?”)
“Les “totos” sont loin d’être d’accord sur tout.”
À un tel degré de performance, le travail de terrorisme journalistique pourrait s’arrêter. Mais nous n’en sommes pourtant qu’au tout début. Faute d’essayer de comprendre qui sont ces autonomes qui n’existent pas, on va désormais prouver aux braves lecteurs du Monde pourquoi ils n’existent pas –––– ou plutôt, prouver que l’on a conscience au moins de ne pas savoir de quoi l’on parle :
« Tous les casseurs ne sont pas des autonomes et tous les autonomes ne sont pas des casseurs, mais certains le revendiquent (...) Les autonomes, les “totos”, sont loin d’être d’accord sur tout et de former un ensemble homogène. Cette nébuleuse compterait un millier de personnes en France. Impossible de les rattacher à une organisation structurée, de type parti ou syndicat, c’est une forme qu’ils rejettent. Difficile de les situer : ils haïssent la droite, la gauche et méprisent l’extrême gauche, ils refusent le label "ultragauche" qui pourrait leur correspondre le mieux. »
Mais pour définir une chose, pour conclure à la choséité de ce dont on parle, il faut trouver un point nécessairement commun à tous les objets que l’on classe dans un même ensemble. Quel est donc le point commun de nos autonomes ? Merveilleux syllogisme de nos journalistes : le point commun des autonomes, c’est qu’ils n’ont pas de point commun ! Ce qui donne, en quelques lignes, une liste d’attributs que l’on peut s’amuser à dresser ainsi :
• Les autonomes ne sont pas des casseurs.
• Les casseurs ne sont pas des autonomes.
• Les autonomes ne forment pas un ensemble, on ne peut les rattacher à aucune caractéristique précise.
• On ne saurait non plus les rattacher à un quelconque discours politique précis.
Mais alors, au juste, de qui et de quoi nous parle-t-on ? Patience ! Un début de réponse se trouve dans le paragraphe qui suit :
« La plupart des autonomes sont jeunes, très souvent étudiants. “Ils étaient lycéens en 2006 au moment du mouvement contre le CPE, puis, en 2007, lors de la LRU, ce qui a favorisé une radicalité”, souligne Jean-François Chazerans, professeur de philosophie au lycée Victor-Hugo de Poitiers et animateur d’un collectif antirépression, qui a pu observer dans sa ville le parcours de quelques-uns de ses élèves. »
Stupéfiante découverte : cette mouvance qui menace l’ordre public en France, ce serait donc les élèves de Jean-François Chazerans, prof de philo dans un lycée de Poitiers ? Sérieusement ? S’il en faut aussi peu pour menacer les bases de la république qu’une année d’initiation en Terminale aux textes les plus simplissimes de Platon, Descartes, Rousseau, Sartre et Freud, on est saisi d’effroi devant les pieds d’argile de ladite république...
Bref, les autonomes ne sont pas structurés, nous a-t-on dit plus haut. C’est d’ailleurs à ça qu’on les reconnaît. Ils ne sont pas structurés et ils n’ont pas un discours politique facile à identifier. Mais, à présent, l’article fait un virage à 180 degrés, et on lit avec étonnement :
« Ceux-là se sont structurés pendant les années Sarkozy, d’abord contre un ministre de l’intérieur honni, puis contre le même, devenu président de la République, qui, pour eux, incarne plus que d’autres l’ordre policier. Dans les jours qui ont suivi son élection, plusieurs voitures ont été incendiées, dont l’une devant le Fouquet’s, le restaurant où le chef de l’État avait fêté sa victoire... “La clique au pouvoir est en train de foutre en l’air tout ce qui peut faire encore la matière d’une existence digne d’être vécue”, justifie Barnabé. “Tant que la droite sera au pouvoir, ça ne peut que monter”, juge de son côté Sébastien Schifres, doctorant en sciences politiques et militant. »
Mais alors, ils sont donc structurés ? Et leur discours politique est identifiable (ils n’aiment pas Sarkozy !) –––– le lecteur est un peu perdu, et ce n’est pas la déclaration de Sébastien Schifres qui va le rassurer : “ça ne peut que monter” — ah bon ? ça ne peut que monter, mais quoi, ça ?
“Pour rédiger un communiqué,
Quelques éclaircissements vont pourtant nous être donnés. Si l’on ne comprend rien à cet article, à ces autonomes, à qui ils sont, à ce qu’ils font, à ce qu’ils pensent... c’est peut-être tout simplement lié à leur méthode de travail. En effet, la teneur assez hermétique de leurs revendications trouve peut-être son origine dans la façon dont ils écrivent leurs communiqués :
ils se mettent à trente.”
« Le père d’un militant autonome de Montreuil confirme : “La rhétorique est très importante. Pour rédiger un communiqué, ils se mettent à trente. Et puis ils votent.” »
Ici, tout s’éclaire –––– en une phrase, les journalistes ont trahi l’identité de leurs autonomes. Relisez bien : “Pour rédiger un communiqué, ils se mettent à trente.” La clé de l’énigme ne vous saute pas aux yeux ? Le chiffre 30, cela ne vous dit rien ? Réfléchissez...
Mais enfin, 30, c’est le nombre moyen d’élèves dans une classe de lycée ! J’avais donc mille fois raison de supposer que ces dangereux terroristes étaient bel et bien les élèves de Monsieur Chazerans, prof de philo dans un lycée de Poitiers !
Chazerans ou pas, essayez tout de même d’écrire un communiqué à trente. Si vous arrivez encore à faire entendre un discours cohérent, vous êtes assurément assez doué pour renverser le vieux monde. Ensuite, votez votre texte (mais votez sur quoi ? Le contenu du communiqué ? Mais alors, cela veut dire qu’on le rédige à nouveau –––– c’est peut-être cette procédure compliquée qui explique que Le Monde n’ait pas pu se procurer un seul communiqué pour étayer son enquête...)
“Une forme d’encerclement des villes
« A sa façon, Tarnac est un autre îlot. C’est une ferme - et non un squat - en zone rurale, comme il en existe dans les Cévennes et en Ariège, où l’on s’écarte de la société marchande en faisant de l’autoproduction. “Une forme d’encerclement des villes par les campagnes”, s’amuse un ancien mao qui les fréquente. Une “utopie pirate”, une de ces “zones d’autonomie temporaire” échappant aux “arpenteurs de l’État”, comme le théorisait Hakim Bey, très lu à la fin des années 1990 dans le milieu. »
par les campagnes.”
S’il est surprenant de lire que les campagnes de France ne sont désormais plus sous l’autorité de l’État, il est amusant d’apprendre que le militantisme radical consiste aujourd’hui à encercler les villes par les campagnes. Car, jusqu’à preuve du contraire, toutes les villes du monde ayant toujours été encerclées par des campagnes (à l’exception de quelques rares exemples de campagnes encerclées par les villes –––– à savoir les jardins publics !), on se demande pourquoi l’insurrection tarde tant à venir.
Cela étant dit, que les fermiers et tous ceux qui vivent à la campagne pardonnent au Monde, les voici transformés par nos journalistes apprentis-sorciers en pirates, corsaires, flibustiers écumeurs des réseaux de subversion rhizomique ! Mais enfin, nous aurons au moins appris quelque chose, le concept de "Zone Autonome Temporaire", qui intriguait nombre d’esprits rationnels pour la bonne raison qu’il ne signifiait rien de précis, vient de nous être expliqué avec précision, les T.A.Z, ce sont en fait les Zones de revitalisation rurale, ces ensembles de communes reconnues comme fragiles et bénéficiant à ce titre d’aides fiscales ! [1]
“Le collectif n’en pense rien.”
Ici, il faut marquer une pause et se demander : par quelles méthodes, sans doute fort élaborées, par quelles techniques d’infiltration et d’investigation dont elles doivent avoir le secret, Isabelle Mandraud et Caroline Monnot ont pu se procurer autant d’informations sensibles ? Nos journalistes du Monde lèvent un coin de voile :
« On demande à discuter avec un autonome, il vient rarement seul. A Poitiers, après deux mois de négociations et plusieurs intermédiaires, Le Monde en rencontrera six autour d’une table, après qu’ils ont débattu entre eux du principe du rendez-vous. A une question sur la signification de tags, la réponse fusera : “Le collectif n’en pense rien.” »
Ce qui a du donner, concrètement, quelque chose comme ça :
— Allô, je suis bien chez les autonomes ?
— Non, nous n’existons pas.
— Ah ! parfait, c’est bien vous que je cherchais ! Nous voudrions faire une enquête sur vous pour le journal Le Monde...
— Attendez, je dois consulter mes 29 collègues et demander à mon ancien prof de philo ce qu’il en pense et je vous rappelle, d’accord ?
Deux mois plus tard :— Allô ? Oui, c’est nous les autonomes, euh... vous nous aviez téléphoné il y a deux mois pour faire une enquête...
— Ah, euh... ah oui, ça y est ! Alors vous êtes d’accord pour répondre à nos questions ?
— Non, nous acceptons de vous rencontrer mais nous ne répondrons pas à vos questions. Nos conditions sont les suivantes — et pas d’embrouilles, sinon on disparaitra dans la nature sans laisser de traces — donc on veut...
— Quoi ? Un hélicoptère ? –––– des armes ? –––– de l’argent ?
— Euh, non, le collectif veut qu’on discute autour d’une table. Vous entendez, pas d’embrouilles, hein ? Pas de canapé, pas de bar, pas de resto, pas de pique-nique, on exige d’être assis autour d’une table !
— Bon... bon... c’est louche de s’asseoir à une table pour une interview, mais enfin, puisque ce sont vos conditions, on accepte.
Bref, après cette rencontre si difficilement négociée, les journalistes repartiront avec des précieuses révélations pour alimenter leur article. Notamment :
« Les “insurrectionnalistes” mettent l’accent sur la théorie du chaos et les vertus de l’émeute. “Moi, je vis là-dedans, dans l’insurrection permanente”, explique Pascal qui était, entre autres, présent à Poitiers et à Strasbourg. “Nous, ce qu’on veut, c’est qu’il y ait un mouvement unitaire, que les gens viennent et que cela débouche sur une révolte.” »
Ici, une explication s’impose pour les non-scientifiques. En effet, nous venons d’apprendre que les insurrectionnalistes (ceux qui disaient plus haut collectivement qu’ils “ne pensaient rien”) ont du goût pour la théorie du chaos. Tout le monde n’étant pas familier avec cette complexe théorie physique, nous nous permettons de renvoyer nos lecteurs vers l’article de Wikipédia sur le sujet [2]. Après s’être dégrossi, notre lecteur se demandera sans doute quel est le rapport entre la théorie du chaos et les vertus de l’émeute ? Cela reste un mystère cabalistique dont on trouvera peut-être la clé dans une formule hébraïque ou latine :
« A l’intérieur de ces deux grandes familles, certains sont plutôt “lutte de classes”, d’autres plutôt “autonomie désirante”. Des nuances difficiles à saisir pour le non-initié. (...) Le tag latin “Onmnia sunt communia” (“Tout est commun”) remarqué sur le baptistère de Poitiers, entraîne ce commentaire amusé d’un autonome : “C’est forcément un tiqqunien pour écrire un truc comme ça !” La citation est érudite : elle se réfère à... Thomas Müntzer, un dissident luthérien qui guida sous cette bannière la révolte des paysans allemands au XVIe siècle. »
Astrophysiciens, latinistes, philosophes... ces autonomes sont des génies prodigieusement doués. Des intelligences supérieures. C’est peut-être ce qui leur permet de faire de telles actions-commando dignes des meilleurs services secrets, et de disparaitre ensuite dans la nature sans laisser de traces (alors que quiconque a un peu fréquenté les anarchistes savent qu’ils seraient relativement mal à l’aise dans ce genre d’opération militaire. Et ils risqueraient de laisser des traces : papier à cigarettes OCB, autocollants ou tracts...). C’est sans doute leur grande polyvalence dans les exercices de haut-vol scientifiques qui explique que nos autonomes n’ont pas besoin de beaucoup se préparer pour leurs opérations coup-de-poing :
« Il y a un minimum de préparation lors de certaines manifestations. Mais il n’y a pas de concertation globale : “Ça, c’est un fantasme de flic.” “T’apprends que tel groupe va bouger, bon, tu te dis qu’il va y avoir du monde, mais on ne sait jamais ce que font les autres, raconte-t-il. Chacun vient avec son truc, on prévient ou pas.” Son truc ? Du matériel, tels que des fumigènes, des cocktails, des barres, que chacun a pris soin de disposer à l’avance dans des caches le long de l’itinéraire prévu. “Il sert, ou pas. Ça dépend de l’ambiance. Il y a un côté adrénaline. C’est politique, mais il faut être honnête, on y trouve un certain charme.” Pascal a fait du Black Bloc, qui est une technique et non un groupe constitué de manière permanente comme souvent on le pense. “C’est appropriable par tout le monde”, souligne Barnabé, militant parisien. (...) Depuis Poitiers, où elle a été vivement critiquée, la police est à l’affût du moindre événement qui pourrait donner lieu à des actions d’éclat des autonomes. A ce titre, elle a porté une grande attention à la manifestation anticarcérale qui devait être organisée dimanche 8 novembre à Paris. »
Prêtez une attention toute particulière au paragraphe ci-dessus. Nous allons enfin savoir qui sont les autonomes, comment ils communiquent entre eux, comment ils se donnent des rendez-vous, se renseignent pour s’équiper, etc. Tous ceux qui s’intéressent à l’espionnage connaissent la fameuse technique dite “boîte aux lettres morte” : il s’agit d’un emplacement permettant à des agents secrets d’échanger des messages ou des objets sans avoir besoin de se rencontrer physiquement. Eh bien, voici dévoilé où se trouve la boîte aux lettres morte des autonomes : c’est tout simplement la « une » du quotidien Le Monde ! Qu’est-ce qu’ils sont forts, cesservices secretsautonomes : ils ont infiltré les colonnes du plus grand quotidien de France. Ils y font passer en douce leurs messages (rendez-vous à la manif anticarcérale organisée demain dimanche 8 novembre à Paris ; apportez le matériel — des fumigènes, des cocktails, des barres —, chacun amène son truc, ça servira ou pas, mais n’oubliez pas de bien planquer votre matos dans des caches le long de l’itinéraire prévu. C’est appropriable par tout le monde : les nouveaux-venus sont invités à participer à la fiesta ! il va y avoir de l’adrénaline !)
Vraiment, avec desautonomesservices secrets aussi farceurs, on n’a pas fini de s’amuser, et l’on se dit que finalement, cette société de surveillance et de criminalisation a tout de même ses bons côtés.
Arsène Lupin
Notes
[1] Pour en savoir plus sur les Zones de revitalisation rurale.
[2] “La théorie du chaos” sur Wikipédia.
Bravo Arsène Lupin!
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