mercredi 18 mars 2009

Les anarchistes - Appellations peu contrôlées

[Jean-Pierre Garnier - Le Monde Diplomatique - Janvier 2009]




Pendant longtemps, les termes « anarchiste » et « libertaire » ont été indissociables aux yeux des militants, qui les revendiquaient pour définir leur positionnement dans le champ politique, ou, plus exactement, en dehors et en rupture avec lui dès lors qu’il était confondu avec la scène politicienne. Il en allait de même pour ceux qui les combattaient ou les réprouvaient : outre les gardiens officiels de l’ordre bourgeois, les membres des autres partis, de gauche ou de droite, les journalistes de toutes obédiences et l’« opinion publique » formatée par les uns et les autres s’accordaient à mettre anarchistes et libertaires dans le même sac.

De nos jours, cette association de mots n’a rien perdu de sa pertinence pour les intéressés, même s’ils tiennent à préciser, comme ils l’ont toujours fait, en quoi et pourquoi ces dénominations ne sont pas pour autant synonymes. L’anarchisme, rappellent-ils, a pour dynamique et horizon l’auto-émancipation collective des travailleurs vis-à-vis des pouvoirs qui les oppriment et les exploitent, laquelle implique l’auto-libération des individus — c’est le versant libertaire — à l’égard des institutions, des normes et des croyances qui les aliènent. Mais le distinguo ainsi opéré entre les deux notions n’en fait que mieux ressortir la complémentarité sémantique et politique. C’est pourquoi l’hebdomadaire français de la Fédération anarchiste a gardé son intitulé : Le Monde libertaire.

En revanche, à l’extérieur des cercles restreints pour qui l’existence de l’Etat demeure plus que jamais attentatoire aux libertés qu’il est censé garantir, il semble que, depuis quelque temps déjà, le couplage anarchiste-libertaire n’aille plus de soi. Mieux encore : à lire ou à entendre ce qui s’écrit et se dit communément sur le sujet, on aurait affaire à une alliance de mots saugrenue. Il est devenu courant, parmi les politiciens, les intellectuels à gages ou dans la presse de marché, d’opposer de manière dichotomique anarchiste et libertaire. D’un côté, l’anarchisme tend maintenant à remplacer, « lutte contre le terrorisme » aidant, le communisme défunt — ou plutôt ce qu’on tenait pour tel — comme figure du Mal aux côtés de l’intégrisme islamiste ; de l’autre, l’épithète « libertaire » en est venue à constituer un label culturel et médiatique très prisé par toutes sortes de rebelles de confort pour enrober d’un vernis anticonformiste leur adhésion à l’ordre établi (1).
« Chaos nihiliste » prétendent les adversaires, « ordre sans le pouvoir » répondent les partisans

Ce double processus de diabolisation et de neutralisation n’est, il est vrai, pas tout à fait nouveau. A l’aube du xxe siècle, l’anarchisme avait pu d’autant plus facilement être identifié au terrorisme que la « propagande par le fait » menée en son nom avait donné lieu, en Russie, en France et ailleurs, à des attentats aussi spectaculaires que meurtriers. D’une manière plus générale, l’anarchisme évoquera longtemps — jusque dans le mouvement ouvrier, dont il était issu — un chaos social nihiliste bien éloigné de cette conception de la vie en société que le géographe Elisée Reclus avait résumée en une formule : « L’ ordre sans le pouvoir (2). »

Paradoxalement, l’anarchisme ne tardera pas à subir de la part de la critique mondaine une autre dénaturation langagière, mais dans une direction inverse, pour valoriser des artistes et des écrivains qui se faisaient fort de « bousculer les codes esthétiques bourgeois ». Ainsi en alla-t-il avec les protagonistes du mouvement Dada puis de la « révolution surréaliste » jusqu’au « turbulents » cinéastes de la Nouvelle Vague, en passant par certains romanciers ou essayistes réactionnaires de l’après-guerre se faisant passer pour des « anarchistes de droite ». Par la suite, le qualificatif « libertaire » prendra la relève, notamment dans le domaine de la chanson (Georges Brassens, Jacques Higelin, Renaud…) ou avec l’arrivée des « sulfureux » du néopolar français (Jean-Patrick Manchette, Frédéric Fajardie, Jean-Bernard Pouy…). Dissociée d’un anarchisme relégué parmi les doctrines périmées de transformation sociale (3), l’appellation « libertaire » accompagnera une libération des mœurs et des esprits qui fera bon ménage avec la libéralisation de l’économie, au point d’accoucher de ce mutant oxymorique : le « libéral-libertaire ».

Avant d’être érigée en concept, au sens publicitaire du terme, cette formulation fut une accusation lancée par un sociologue du Parti communiste français (PCF) pour fustiger l’avènement d’un « capitalisme de la séduction » à la fois répressif au plan social et permissif au plan sociétal — ce néologisme sera mis sur orbite idéologique un peu plus tard —, ainsi que la dérive droitière de leaders de la révolte de mai 1968 qui ne retenaient plus de la révolution que celle des subjectivités (4). Le plus en vue n’était autre que M. Daniel Cohn-Bendit. Revendiquant le stigmate de « libéral-libertaire », il le transmue en logo valorisant d’un réformisme écologico-social qui lui permet depuis lors d’officier à plein temps au sein de l’establishment politico-médiatique en qualité de professionnel atypique de la représentation.

Il sera en bonne compagnie. Car c’est également sous l’enseigne libérale-libertaire qu’un autre rescapé de la « guerre de classes », Serge July, lancera en mai 1981 la nouvelle formule de Libération. Relooké pour être « résolument moderne », le quotidien suivra une ligne inspirée, selon son directeur, par un double héritage : celui, libéral, des philosophes du siècle des Lumières ; et celui, libertaire, des étudiants antiautoritaires de Mai 68. Entre ces deux périodes d’ébullition intellectuelle, un vide obscur, pour ne pas dire un trou noir, à l’instar des trous de mémoire du 1984 orwellien : un siècle et demi au cours duquel le mouvement ouvrier avait pris son essor et, avec lui, les idées et les idéaux qui l’avaient aidé à se développer. Autrement dit, l’anticapitalisme, qui n’était effectivement plus de saison au moment où la gauche gouvernante s’apprêtait à réhabiliter le marché, l’entreprise et le profit.

De fait, c’est à qui parmi la « deuxième gauche », enfin parvenue à imposer ses vues au sein du Parti socialiste (PS), hissera le plus haut la bannière libérale-libertaire. Au cours des années 1980, des fabiusiens et des rocardiens, regroupés dans l’association Rouleau de printemps, s’entendront, malgré leurs dissensions, à faire « table rose » d’un passé socialiste encombrant au profit de la « modernisation » de l’économie, avec la « rigueur » qu’elle imposait, compensée par l’« éclosion libertaire de modes de vie créatifs et innovants » eux aussi « libérés des archaïsmes et des pesanteurs d’une époque révolue ».

Ce sera également l’avis d’Alain Minc, qui, entre une séance au conseil d’administration de Saint-Gobain et une autre à la Fondation Saint-Simon, usera et abusera dans ses prestations médiatiques de l’appellation libérale-libertaire pour dépeindre les délices d’un « capitalisme soixante-huitard ».

Au fil des années, marquées précisément par l’accentuation des inégalités, de la précarité et de la pauvreté, l’appariement libéral-libertaire va perdre peu à peu sa crédibilité, sans entraîner pour autant un recouplage du libertaire avec l’anarchisme. Au contraire, la dissociation entre les deux ne fera que s’accentuer. Tandis que ce dernier se voyait de plus en plus criminalisé, avec la reprise des luttes fondées sur l’action directe en réaction à l’aggravation de la marginalisation de masse et au durcissement de la répression, la position — pour ne pas dire la pose — libertaire jouissait d’une vogue accrue au sein du complexe politico-médiatique. En témoigne l’aura grandissante du philosophe Michel Onfray, dont l’« individualisme hédoniste et athée » a pu faire illusion dans les milieux anarchistes, malgré son appétence publiquement assumée pour une « gestion libertaire du capitalisme ».

Le laisser-faire des « anars » à l’égard des appropriations plus ou moins indues dont le label « libertaire » fait l’objet pourrait étonner. Il est vrai qu’eux-mêmes ne sont pas les derniers à l’apposer à des artistes ou à des œuvres qui ne « dérangent » plus guère que les réactionnaires avérés. Mais ils répondront que ce serait contrevenir aux principes auxquels renvoie ce label que de vouloir le convertir en marque déposée. Et, ajouteront-ils, les récupérations et détournements auxquels il donne lieu ne prouvent-il pas, après tout, que le combat libertaire gagne en popularité ? Sans voir qu’il perd beaucoup en radicalité critique une fois accaparé et absorbé par un culturalisme individualiste et dépolitisé.

Dans ce registre, par l’entremise du sociologue Philippe Corcuff, passé du PS à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) après un détour chez les Verts, la référence libertaire se retrouvera accouplée à son contraire, la social-démocratie, l’un des piliers les plus solides de l’Etat capitaliste (5). M. Olivier Besancenot, porte-parole du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), pour sa part, se réclame de Rosa Luxemburg, mais aussi de Louise Michel et de l’« anarchiste révolutionnaire » Reclus, dont il vient de préfacer la réédition d’une conférence. Il n’a pas hésité par ailleurs à accoler le qualificatif « libertaire » à un autre, moins compromis que « social-démocrate », mais tout aussi antinomique, en se proclamant à la fois « guévariste et libertaire ». Or, si l’on peut savoir gré au « Che » d’avoir mené le combat anti-impérialiste au péril de sa vie, on chercherait en vain dans sa personnalité et son action une quelconque trace d’antiautoritarisme.
Cantonnée au mode de vie, la « transgression » participe du renouvellement du système


Récente, cette vogue « libertaire » en France, y compris dans des milieux peu réceptifs aux formes de refus et de résistance que ce mot désigne d’ordinaire, contraste singulièrement avec la vindicte redoublée dont l’anarchisme fait l’objet, amalgamé à un vocable censé en souligner la dangerosité sous la forme d’une inquiétante « mouvance anarcho-autonome » apparue depuis peu dans la prose policière. Culturalisation tous azimuts d’un côté, criminalisation systématique de l’autre. A bien y regarder, cependant, il n’y a rien là qui doive étonner car les deux processus sont liés.

Dans un contexte de restauration politique et idéologique, c’est à qui opposera le « social », assimilé à l’embrigadement et à l’uniformisation, au « sociétal », lieu de toutes les « libérations », pour bien montrer que la soumission aux « contraintes de l’économie » n’implique aucun renoncement aux valeurs contestataires d’antan. Désormais préoccupé avant tout de son épanouissement personnel immédiat, le néo-petit-bourgeois « libertaire » rejettera toute perspective d’autoémancipation collective, perçue comme une menace contre la démocratie et l’Etat de droit.

Cantonnée au mode de vie conçu comme style de vie, la non-conformité n’a donc plus de raisons de s’en prendre aux normes et aux codes officiels puisque leur « transgression » individuelle, institutionnalisée, subventionnée et mercantilisée, participe maintenant du renouvellement de la domination capitaliste. En contrepartie, avec l’approbation, bruyante ou tacite, ou au moins avec le silence des bénéficiaires de ces libéralités, les gouvernants pourront s’autoriser à interdire et à réprimer toute forme de lutte, tout comportement, voire toute parole, susceptible d’entraver cette domination. Autant dire que les néolibertaires ne font qu’ajouter l’indispensable note « néo » à un conservatisme renforcé.

Notes :

(1) Rappelons que le néologisme « libertaire » est né à la fin des années 1850 de la plume acide de l’anarchiste Joseph Déjacque, qui ne cessa de clouer au pilori les compromis et les compromissions de la petite bourgeoisie républicaine de l’époque.

(2) Ce qui ne signifie aucunement que l’on puisse « changer le monde sans prendre le pouvoir », comme le prétendront certains maîtres à penser de l’altermondialisme. D’abord parce qu’il faut bien l’ôter à la bourgeoisie pour changer le monde ; ensuite parce que le pouvoir de le changer exclut, pour les anarchistes, qu’il puisse s’exercer « sur le peuple » puisque c’est précisément celui-ci qui, auto-organisé, détiendrait le pouvoir au lieu de le déléguer.

(3) La vieille garde anarchiste française prête parfois le flanc à cette relégation. Enlisée dans le culte des grands ancêtres et des polémiques surannées — Proudhon-Bakounine versus Marx-Engels —, réduisant la pensée marxienne au marxisme d’appareil (partidaire ou étatique), ignorant les penseurs majeurs du communisme libertaire (Anton Pannekoek, Otto Rühl, Paul Mattick…), elle en vient, par antimarxisme viscéral, à délaisser l’analyse matérialiste des transformations du capitalisme au risque de ne plus rien y comprendre et parfois d’accorder crédit aux supputations de certains de ses suppôts. Tel Stéphane Courtois, invité à débattre de l’échec des révolutions dans la librairie de la Fédération anarchiste, sur la base d’un Livre noir du communisme (Robert Laffont, Paris, 1997) qui paraissait tout droit issu d’une « boîte à idées » néoconservatrice américaine.

(4) Michel Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir, Denoël, Paris, 1973, et Le Capitalisme de la séduction, Editions sociales, Paris, 1981.

(5) Philippe Corcuff, « Pour une social-démocratie libertaire », Le Monde, 18 octobre 2000.

Vu sur: http://libertesinternets.wordpress.com/

Source: http://www.monde-diplomatique.fr/2009/01/GARNIER/16742#nb1





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