samedi 16 janvier 2010

Qu'a fait la police à Tarnac?




Par Eric Pelletier et Anne Vidalie (les 2 pisses-copies déjà cités ici ), article publié le 13/01/2010 sur le site de l'Express

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Dérives, manipulations: dans l'affaire du sabotage de lignes TGV, les avocats des dix militants d'extrême gauche attaquent à nouveau les méthodes des services antiterroristes. L'Express a eu accès au dossier.

L'affaire s'écrit en deux actes. Le premier s'ouvre à l'automne 2008 et fait la part belle à l'accusation. Michèle Alliot-Marie, ministre de l'Intérieur, se félicite alors de la neutralisation d'un groupuscule d'"ultragauche", replié à Tarnac (Corrèze), soupçonné d'avoir saboté en quatre endroits les voies TGV, dans la nuit du 8 au 9 novembre 2008. Place Beauvau, on évoque une dérive radicale, possible prélude à des actions sanglantes.

Depuis, ce récit a pâli. Dans "Tarnac, acte II", la défense joue les premiers rôles. Absence de preuves matérielles, "témoin sous X" peu crédible, voire falsification de la procédure: les avocats ont lancé la contre-offensive. D'après nos informations, ils doivent déposer, ces jours-ci, plusieurs requêtes en annulation contre des perquisitions, des écoutes téléphoniques et des interceptions de courriels effectuées par la police sans respecter, selon eux, les dispositions légales . "Au-delà de l'absence de charges, du fiasco judiciaire, on est dans le scandale d'Etat", tonne Me William Bourdon. Une opinion relayée par les Verts et une partie de la gauche, qui stigmatisent les dérives autoritaires de l'Etat "sarkozyste".

A l'heure où la polémique enfle, L'Express reprend les pièces du dossier et examine le rôle joué par les services antiterroristes.

Un groupe sous haute surveillance

En avril 2008, le parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire pour "association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste". Les services français observent, depuis plusieurs années déjà, le militantisme de Julien Coupat, "leader charismatique" du groupe de Tarnac. Ses contacts avec les milieux anarchistes new-yorkais et, surtout, un franchissement clandestin de la frontière américano-canadienne, le 31 janvier 2008, ont alerté la justice. Dès lors, les enquêteurs des Renseignements généraux et de la sous-direction antiterroriste (Sdat) de la police judiciaire déploient de lourds moyens : écoutes, interception de courriels, microcaméras, filatures...

Le 3 novembre 2008, ils se trouvent une nouvelle fois aux basques du groupe lorsque plusieurs de ses membres, dont Coupat, se rendent à Vichy (Allier), où les manifestations organisées contre le sommet européen des ministres de l'Intérieur sont marquées par de violents débordements. La police voit en Coupat le chef d'orchestre de ces échauffourées. Et le considère comme l'auteur d'un brûlot "anarcho-autonome", publié sous la signature d'un mystérieux "Comité invisible". On y lit notamment que "saboter avec quelque conséquence la machine sociale implique aujourd'hui de reconquérir et réinventer les moyens d'interrompre ses réseaux". Rien qui justifie des interpellations. Du moins jusqu'à la nuit du 8 au 9 novembre 2008...

Le sabotage de Dhuisy : une filature contestée

Ce samedi de l'automne 2008, Julien Coupat et sa compagne, Yldune Lévy, quittent Paris et filent vers l'Est. Ils veulent, expliquent-ils aujourd'hui, passer un week-end en amoureux, loin de la bande de Julien. Parce que l'hôtel Le Mouflon d'or, à Trilport (Seine-et-Marne) était complet, ils auraient été contraints de passer la nuit dans leur voiture. Cette version laisse les policiers d'autant plus sceptiques que les tourtereaux multiplient les mesures de contre-filature.

Dans les milliers de pages du dossier, rien ne pèse autant que les constatations réalisées cette nuit-là par la Sdat et mentionnées dans un document référencé à la cote "D104". Selon l'accusation, ce texte prouve que Julien Coupat et sa compagne ont bien tenté de bloquer les trains, en déposant un fer à béton sur une caténaire, près d'un pont ferroviaire, à Dhuisy (Seine-et-Marne).

"La version policière est totalement incompatible avec la réalité", assène pourtant Me Jérémie Assous, l'un des avocats des jeunes gens. A l'appui de sa démonstration, il pointe l'absence d'empreintes génétiques de ses clients, de traces de leurs chaussures ou encore des pneus de leur vieille Mercedes près du pont. Il souligne aussi une invraisemblance : si les horaires mentionnés par les policiers dans ce compte rendu étaient exacts, la voiture de Coupat aurait roulé à plus de 159 kilomètres-heure de moyenne, entre 3h50 et 4 heures. Strictement impossible, surtout dans l'obscurité et sur des routes de campagne... Manipulation ou imprécision?

Une "erreur"

L'auteur du procès-verbal a expliqué à sa hiérarchie avoir commis une "erreur" en retranscrivant ses observations sur ordinateur. "Il faut se remettre dans le contexte d'une filature de nuit, où l'on prend des notes dans des conditions acrobatiques", fait valoir un syndicaliste policier.

L'une des polémiques actuelles porte sur ce qu'ont fait les enquêteurs dans la seconde partie de la nuit. A Trilport, ils ont vu Coupat jeter des effets dans une poubelle. Un emballage de lampe frontale (de "marque Xanlite à 5 leds") et des deux guides d'information TGV sont placés sous scellés. De simples "déchets qui traînaient dans la voiture", selon Julien Coupat. Des sources du ministère de l'Intérieur certifient à L'Express que plusieurs voitures ont ensuite suivi la Mercedes, jusqu'à l'aube. A 4h05, écrivent les policiers dans leur rapport, "une approche piétonne des lieux, à savoir de la RD 23 en direction de Dhuisy, au niveau du pont de chemin de fer, nous permet de constater la présence du véhicule stationné tous feux éteints [...]. Il nous est impossible de distinguer si le véhicule est occupé ou non." A aucun moment, les officiers de la Sdat n'indiquent avoir vu les occupants gagner les voies. La Mercedes serait repartie à 4h20. A 5h10, le passage du premier TGV provoquait une gerbe d'étincelles...

Faire l'amour

La défense avance une hypothèse pour le moins différente, puisqu'elle conteste même la présence des policiers dans la seconde moitié de la nuit. "Ni les suivis ni les suiveurs ne se trouvaient près du pont de Dhuisy au petit matin", assure Me Assous. Pour le prouver, l'avocat demande le relevé des horaires et des numéros de portables recensés par la borne relais du secteur. D'après lui, elle a dû garder la trace de ces appels si, comme ils le disent, les enquêteurs ont prévenu leur état-major de l'incident du train.

Il reste que Julien Coupat a admis s'être trouvé dans les parages, avec Yldune, tout en demeurant évasif sur le lieu exact. Dans son audition du 13 février 2009, véritable joute verbale avec le juge d'instruction Thierry Fragnoli, il s'explique: "Nous avons eu envie de faire l'amour et nous sommes allés dans un des endroits reculés à l'écart de tout, en pleine campagne [...] Au niveau de l'arrêt dont vous parlez, au pied d'un pont, je n'en ai pas le souvenir." Avant de concéder : "ça doit être là."

De troublants recoupements

La même nuit, trois amis de Julien Coupat sont contrôlés à 1 h 15, dans leur Citroën Xsara, loin de Dhuisy. Selon le compte rendu des gendarmes, les jeunes gens sont assoupis, en pleine campagne, au lieu-dit Saint-Ulrich, près de Haut-Clocher (Moselle). Les militaires sont en alerte : un convoi de transport de déchets nucléaires doit passer le lendemain dans une gare "distante d'environ 3 kilomètres". Le trio indique être en route pour Tarnac après avoir rendu visite à la famille de l'un d'eux. La coïncidence avec la virée de Julien Coupat a cependant de quoi intriguer. Elle justifie, aux yeux de la justice, leur mise en examen pour "association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste", bien qu'aucun acte de malveillance n'ait été signalé près de Haut-Clocher.

Autre coïncidence troublante : un crochet métallique a été déposé sur la ligne du TGV Est, près de Vigny (Moselle), dans la nuit du 25 au 26 octobre 2008, deux semaines avant le sabotage de Dhuisy. Or, ce soir-là, Julien Coupat logeait à 70 kilomètres de là, chez les parents de son ex-compagne. La mère a indiqué aux enquêteurs qu'il était parti en voiture aux environs de minuit.

"T42": un témoin si peu anonyme

Faut-il l'appeler "T42" ou Jean-Hugues Bourgeois ? A la mi-novembre 2008, pendant la garde à vue de Coupat, cet éleveur de moutons pousse la porte de la gendarmerie de Riom (Puy-de-Dôme). L'homme, qui a noué des relations de confiance avec un adjudant, est aussi un proche du monde alternatif, habitué à fréquenter la petite communauté de Tarnac. Pour la justice, Bourgeois devient le témoin "T42". Son récit, devant la Sdat, accable Julien Coupat. A l'entendre, ce dernier "exprimait le fait qu'il [...] pourrait être un jour envisagé d'avoir à tuer, car la vie humaine a une valeur inférieure au combat politique".

L'anonymat de Bourgeois ne résiste pas longtemps. Dès le mois de décembre, des journalistes cherchent à le rencontrer. Pour brouiller les pistes et éviter que leur informateur ne soit démasqué, les policiers imaginent alors une manoeuvre : ils le font réentendre sous sa véritable identité. Cette fois-ci, Bourgeois, alias T42, se montre beaucoup plus tendre avec ses anciens camarades... "Nous avons cherché à le protéger des pressions", résume-t-on à la police judiciaire. L'éleveur sera de nouveau entendu par le juge d'instruction Thierry Fragnoli, le 26 novembre 2009. "Je ne veux plus jouer le moindre rôle dans l'affaire dite de Tarnac", tranche Bourgeois. Les déclarations à géométrie variable de l'éleveur ont, en tout cas, considérablement affaibli l'hypothèse d'une dérive de type Action directe.

Vers un épilogue judiciaire

Après plus d'un an d'investigations, les policiers ont révélé l'activisme d'un groupe d'extrême gauche et rassemblé des indices troublants contre le couple Coupat-Lévy. Mais ils n'ont pas pour autant mis au jour des velléités d'actions sanglantes ni produit une preuve matérielle irréfutable dans les actes de sabotage. De son côté, la défense a révélé des manoeuvres policières, mais n'a pas fait, à ce stade, la démonstration du "montage" qu'elle dénonce. Alors que la fin de l'instruction approche, l'épilogue de cette affaire reste à écrire.

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La piste allemande patine

Les quatre sabotages commis sur des lignes de TGV françaises dans la nuit du 8 au 9 novembre 2008 ont été revendiqués... en Allemagne. Une lettre, postée de Hanovre, a été adressée à la rédaction du quotidien Berliner Zeitung, dès le 9. Un second exemplaire est parvenu à un autre journal, le Tageszeitung. Le texte dactylographié commence ainsi : "Weil wir es satt haben" ("Parce que nous en avons marre"). Le courrier, qui ne porte ni signature ni logo, précise : "Avec des incendies criminels et des crochets, nous avons exprimé, tôt ce matin, notre colère." Ces actions étaient dédiées "à la mémoire de Sebastian", vraisemblablement en référence à Sébastien Briat, militant français écrasé en 2004, en Lorraine, par un convoi de déchets nucléaires.

Dès le 14 novembre 2008, au moment des gardes à vue des suspects de Tarnac, les enquêteurs français ont connaissance de ces informations transmises via Interpol. "Pourquoi cette piste n'a-t-elle pas été creusée ?" s'interroge Me William Bourdon, l'un des avocats de Julien Coupat et de sa compagne. En fait, les autorités allemandes n'ont pas encore répondu à la commission rogatoire internationale française.





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