lundi 8 juin 2009

Du "Casse-toi-connardisme"








«Ubu-Maton», par Stéphane Zagdanski


Paru sur bibliobs.nouvelobs.com


PARTIE 1

«On croit la police astucieuse, machiavélique, elle est d'une excessive bénignité ; seulement, elle écoute les passions dans leur paroxysme, elle reçoit les délations et garde toutes ses notes. Elle n'est épouvantable que d'un côté. Ce qu'elle fait pour la justice, elle le fait aussi pour la politique. Mais, en politique, elle est aussi cruelle, aussi partiale que feu l'Inquisition.»
Balzac, «Splendeurs et misères des courtisanes»



Depuis «Le Prince»jusqu'à «L'insurrection qui vient», il a beaucoup été écrit sur l'essence du Pouvoir. Nombre d'avisés lecteurs de Marx auront su traquer les moindres roueries consubstantielles du Capitalisme, minutieusement décrire les despotismes les plus exotiques, abondamment gloser sur les totalitarismes les plus nécrosés ; d'autres, depuis Debord, ont commenté l'irrécupérable mauvaiseté de la Société du Spectacle ou, fins connaisseurs de Heidegger, dénoncé le ravage nihiliste, cette ombre portée de l'Arraisonnement de la Technique... Aussi, hormis une ultime poignée de gobe-mouches humanistes intéressés à leur hébétude, personne en âge de méditer n'imagine encore que quelque chose comme la «démocratie» existe, fonctionne, prospère, ni surtout se soucie de lui.

Pourtant, paradoxalement, les personnes «en âge de méditer» se font rare ; dès qu'il s'agit de passer aux travaux pratiques, les chihuahuas contemporains du commentaire géo-politique démontrent à chaque seconde, non seulement leur inculture en matière de domination, mais surtout leur statut de laquais du jour-le-jour, attendant d'avoir lu leur journal du matin pour décider quoi penser l'après-midi... Cette immense débandade des neurones fait en réalité partie du programme. C'est ce que Machiavel, évoquant César Borgia, désignait déjà par «faire tout le peuple demeurer en même temps satisfait et stupide».

Qui saurait expliquer, par exemple, en quoi consiste le CASSETOICONNARDISME? Est-ce une idéologie? Une marque? Une stratégie? Une politique? Un symptôme psychiatrique? Vous aurez beau écouter la radio, regarder la télé, ricaner avec les gagmens et lire les éditoriaux de mass-médiocres patentés, ce nouveau mode de gouvernement vous demeurera un mystère... Inutile de compter sur ce qu'on appelait naguère l'intelligentsia : elle se résume aujourd'hui à quelques stipendiés philosophaux que nul ne se vante plus de lire ni d'écouter - hormis eux-mêmes, gigotant en boucle depuis 30 ans dans tous les organes de diffusion de la vacuité divertissante, jouissant incestueusement de se répartir entre eux l'imposture qu'ils incarnent -, car qui perdrait son temps à les lire, fût-ce pour s'en gausser, ferait de facto la démonstration qu'il ne sait ni lire ni penser.

Inutile de citer des noms : ils sont légion et interchangeables.




PARTIE 2

En contraste à l'amer néant qui domine, il est juste de rendre hommage à Julien Coupat. Julien Coupat s'est exprimé récemment sur notre époque en réponse à un questionnaire journalistique. Dès les premières lignes de ce J'accuse autonome - dès, même, l'indication du respect exigé de ses italiques -, on conçoit que Julien Coupat a du style, de l'humour, de la dignité, d'excellentes lectures, une lucidité puissante, une «fierté tranchante», un tempérament stoïque, et surtout qu'il sait penser en direct ce que le temps nous réserve à tous.

Conséquence tragique de si rares qualités :
Julien Coupat a été emprisonné.

C'est qu'il y a, rageusement planqué de l'autre côté de sa porte de cellule, un garde-chiourme galvanisé, un anti-Julien Coupat qu'une liberté d'esprit si manifeste insupporte personnellement. Inutile de citer son nom, à lui non plus, car cet Ubu-Maton n'est pas tant un nom qu'une norme (il faut être un tantinet confus sur cette grave question biblique de la nomination pour croire le contraire). D'ailleurs le reconnaître n'est pas si compliqué : il se caractérise par plusieurs travers antithétiques des qualités de Julien Coupat : crispation nerveuse, crétinerie intellectuelle, vulgarité langagière, manque de vocabulaire, confusion sophistique, incapacité de se dominer, cynisme névrotique, etc.

Contrairement à ce qu'assènent les mass-médiocres - que le Cassetoiconnardiste fascine et apeure à la fois -, il ne dispose d'aucun pouvoir. Il n'est ni le nouveau Louis XIV, ni Napoléon, grand ou petit... Il n'est même pas ce redoutable potentat aux pieds de qui rampent la Justice, la Police, les Médias et les Syndicats. Ubu-Maton n'a aucun pouvoir autre que de représentation et de jactance. Il est le Clown Consort du Spectacle. S'il trône, c'est au carnaval du caniveau. Car, dans un monde qui s'effondre globalement en tirant sa noire énergie engluante de son écroulement même, aucun individu, aucun lobby, aucun parti ni aucun pays ne dispose plus du Pouvoir. C'est vrai de l'Ubuscule français comme de l'Ubussolinien italien, de l'Ubu-Tsar de Moscou, ou de n'importe laquelle de ces caricaturales Têtes Molles qui règnent sur la planète sans pour autant la gouverner. Si l'Ubu-Dandy de Washington paraît certes le plus sympathique, il ne déroge évidemment pas à la règle. Les différences individuelles sont minimes ; elles tiennent aux coutumes locales et au niveau de rigidité psychologique propre à chacun. Ainsi, là où l'Ubu-Tsar de Moscou fait assassiner tel journaliste critique, l'Ubu-Maton de Paris fait engeôler le révolutionnaire qui, par sa calme invisibilité, défie sa trépignation sans objet de pois sauteur du Mexique... Derrière les divergences - non de méthode, mais de degré -, la même misère humaine sort ses crocs et aboie au vent.

On n'imagine pas à quel point, au sommet cloaquesque de l'Etat, l'infirmité existentielle l'emporte. Ces gens sont de pâles reflets et ils le savent. Hauts fonctionnaires? Non : bas fonctionneurs d'une virtualité planétaire qui se passe très bien de chacun d'entre eux individuellement. Leur «temps de cerveau disponible» (pour citer un Cassetoiconnardiste sans complexe - c'est précisément une caractéristique du Cassetoiconnardisme qu'une telle brutalité puisse s'étaler au grand jour, alors qu'il restait autrefois confiné aux conseils d'administration) est consacré au même souci que celui d'un r.m.iste ou d'un smicard : compter ses sous. Ni plus, ni moins. Ça semble tout con, mais ces gens sont très cons ! Ubu-Maton ne tiendrait pas quinze secondes dans un match de QI face à Julien Coupat. La brutale augmentation de salaire des bas fonctionneurs, à peine parvenus au gouvernement, illustre mieux que tout comme ils sont littéralement payés à ne rien faire. Ils déambulent et papotent pour rien en rêvant de leurs concussions sous les lambris de palais usurpés par de fameux révolutionnaires terroristes il y a quelques trois siècles.

Martin Heidegger - qui songeait pour sa part à ses minables collègues nazis l'accusant de pratiquer un jargon judaïque -, a parfaitement tracé le portrait du Cassetoiconnardiste, qu'il nomme le «fonctionnaire enragé de sa propre médiocrité» :

«Les individus isolés tout comme les cliques d'individus qui, il faut le reconnaître, doivent organiser les manifestations de la dévastation, et faire suivre leur cours à ses conséquences - mais jamais organiser la dévastation elle-même - ne peuvent être, tous autant qu'ils sont, que d'un rang subalterne. Ils sont les fonctionnaires enragés de leur propre médiocrité, telle qu'elle se tient à un niveau plus bas encore que la petitesse et la mesquinerie, une fois ramenées à leurs véritables limites.»


Veut-on un exemple concret des limites du Cassetoiconnardiste ?



PARTIE 3

Veut-on un exemple concret des limites du Cassetoiconnardiste ? Invité il y a un an sur un plateau de télévision à la sortie de «Debord ou la diffraction du temps», j'en profitai pour ridiculiser l'abject «Discours de Dakar». C'était en direct, un vendredi soir. Le lundi matin suivant, je recevais une missive du FISC assurant que j'étais redevable de 6000 euros que j'aurais négligé de déclarer. Il me fallut aller perdre une demi-journée aux Centre des Impôts de mon arrondissement pour qu'une employée constate, s'en étonnant à peine, qu'il s'agissait d'une fausse alerte déclenchée selon elle par une mystérieuse bourde d'un ordinateur du Ministère des Finances...

Ce ne sont là que renvois à peine conscients de Petitesse et Mesquinerie. Ubu-Maton a des obsessions bien autrement tenaces. Ce que l'agité de l'œilleton craint plus que tout, en effet, c'est la véritable agitation déterminée, celle de la rue et des barricades, ce que les amis de Julien Coupat ont nommé, en détournant un titre d'Agamben, «L'insurrection qui vient». «Chaque acte de harcèlement, écrivent les auteurs de cet excellent texte d'inspiration situationniste, ranime cette vérité, énoncée en 1842 : "La vie de l'agent de police est pénible ; sa position au milieu de la société aussi humiliante et méprisée que le crime même... La honte et l'infamie l'enserrent de toutes parts, la société le chasse de son sein, l'isole comme un paria, lui crache son mépris avec sa paie, sans remords, sans regrets, sans pitié... La carte de police qu'il porte dans sa poche est un brevet d'ignominie."»

Or cette insurrection-là ne se voit pas. Pourquoi? Eh bien, comme le démontre glorieusement Julien Coupat, parce qu'il suffit qu'un homme solitaire sache lire et comprendre certains bons livres pour qu'aussitôt ailleurs la lave de la vraie subversion bouillonne et se prépare à jaillir. Tel est l'enseignement qu'on peut tirer de la question du tiqoun, dont on sait qu'elle donna son titre à la revue dirigée autrefois par Julien Coupat. Le Tiqoun, notion de la mystique juive inaugurée par le merveilleux cabaliste Isaac Louria, désigne la «réparation» du monde, mais sur un mode à la fois minutieux et amoral, par une sorte de jeu dialectique avec le Mal qu'il ne s'agit jamais de vaincre, puisque le Mal participe de la Création, mais de contrecarrer épisodiquement. Par l'opération du tiqoun, en effet, laquelle n'est constituée en son fond que de pensée et de prière - elle peut ainsi parfaitement être opérée par un homme isolé dans une cellule de prison...-, c'est la défectuosité de la Création elle-même qu'il s'agit en quelque sorte de rapiécer, rouage par rouage, et, à un niveau encore plus énigmatiquement élevé, c'est ce qui, en Dieu même, a permis que le Monde fût délabré comme un «vase brisé». On est très loin d'un utopisme béat qui aspire à la rédemption du genre humain par un grand crépuscule révolutionnaire !

D'ailleurs, dans la Bible, d'où Isaac Louria l'a tiré, le mot tiqoun correspond au rétablissement, à l'ordonnancement, au redressement, mais toujours, c'est essentiel, pour en nier le parachèvement possible : «Ce qui est courbé ne peut se redresser (litqon dont la racine donne tiqoun) et ce qui manque ne peut être compté.» («Ecclésiaste»I, 15).

On imagine comme Julien Coupat, qui connaît pertinemment le sens le plus haut du tiqoun, se soucie en réalité d'Ubu-Maton. À peu près autant que Marx se souciait de la personne de Louis-Napoléon Bonaparte ou Guy Debord de celle de Giscard ! Il est bien révolu le temps où Napoléon et Goethe s'entretenaient de poésie en 1808 à Erfurt.

«Napoléon dit : les tragédies "appartiennent au passé, à une époque plus sombre. Qu'a-t-on à faire aujourd'hui du destin? Le destin, c'est la politique. Venez à Paris, je vous le demande instamment. Là-bas, la conception du monde est plus vaste."»


C'est Heidegger, en introduction à son Schelling, qui cite cette anecdote. Il commente :

«Et bientôt devait se révéler au grand jour la non-vérité profonde de ce mot que Napoléon avait prononcé à Erfurt devant Goethe : "Le destin, c'est la politique." Non, c'est l'esprit qui est destin, et le destin est esprit. Or l'essence de l'esprit, c'est la liberté.»



Trop bas du plafond pour saisir ce genre de subtilité mystique, Ubu-Maton envoie la police perquisitionner la bibliothèque de Julien Coupat ! Quelle scène ! Un romancier contemporain n'aurait oser l'inventer de peur d'être taxé d'exagération comique ! De même qu'on n'aurait osé imaginer une biographie aussi caricaturalement pathétique que celle d'Ubu-Maton, raté scolaire qui prend sa revanche sur tout ce qui le dépasse, et donc principalement sur qui sait lire.



PARTIE 4

Julien Coupat a beau être la victime directe de ce complexe d'infériorité hystérique, il n'est pas dupe pour autant de son inconsistance : «Le ramassis d'escrocs, écrit-il, d'imposteurs, d'industriels, de financiers et de filles, toute cette cour de Mazarin sous neuroleptiques, de Louis Napoléon en version Disney, de Fouché du dimanche qui pour l'heure tient le pays, manque du plus élémentaire sens dialectique. Chaque pas qu'ils font vers le contrôle de tout les rapproche de leur perte. Chaque nouvelle "victoire" dont ils se flattent répand un peu plus vastement le désir de les voir à leur tour vaincus. Chaque manœuvre par quoi ils se figurent conforter leur pouvoir achève de le rendre haïssable.»

Cette vision imparable de la situation insupporte, on s'en doute, Ubu-Maton, qui gesticule de tics en observant par son œilleton Julien Coupat lire calmement Hegel, Debord, et Agamben. Car autant qu'à son langage de racaille, Ubu-Maton se reconnaît à ses goûts de midinette cinquantenaire : lui lit «Belle-du-Seigneur»et écoute Elvis Presley.

Le Cassetoiconnardiste n'a pas l'habitude d'être méprisé pour ce qu'il est. Il est plutôt coutumier de l'amnésie généralisée qui lui permet, entre mille exemple d'incohérence maffieuse, après avoir annoncé matadoresquement qu'il allait karchériser les cités, de faire décorer des policiers pour le bel exploit de s'y être fait canarder à l'arme lourde et, dès lors, ayant dû battre en retraite, d'avoir en guise de rétorsion emmené au poste un gamin de dix ans pour un vol de vélo. Ubu-Maton est ce flic humilié par son impuissance et Julien Coupat cet enfant qu'on emprisonne sous de faux prétextes. Or l'enfant sait que le moins libre des deux, c'est le Cassetoiconnardiste, l'Ubuscule agité et pervers qui va à sa perte de déshonneur en disqualification.

Tout cela n'est qu'un atome dans le vortex de ce plus ample désastre qu'Heidegger, dans «La parole d'Anaximandre», qualifie «d'abîme du désarroi». On se souvient qu'Ubu-Maton, trop occupé à zyeuter Julien Coupat, affirmait ne pas voir les grèves qui se déroulent dans son pays. Commentaire de Heidegger :

«On peut bien essayer, devant cet abîme, de fermer les yeux. On peut ériger trompe-l'œil après trompe-l'œil, l'un derrière l'autre. L'abîme est toujours là.»




par Stéphane Zagdanski









1 commentaire:

  1. magnifique, c'est exactement ce que j'ai toujours souhaité lire. c'est de la propolis ce texte!!!

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