Nous reproduisons ici un texte écrit sur le plateau de Millevaches par des membres du comité de soutien aux inculpés du 11 novembre.
C’était juste à la tombée du soir, une file de voitures stationnées courait le long de la rue principale, reliant la nouvelle mairie à l’ancienne, aujourd’hui transformée en salle des fêtes. De mémoire de Tarnacois, cela faisait longtemps qu’on n’avait pas connu de tels problèmes de stationnements dans le bourg. Peut-être lors d’anciens bals, certaines nuits d’août. Mais ce soir, les cœurs ne sont pas à la fête. Tous sont venus, du médecin au paysan, tous qui hier, bloqués chez eux, n’avaient pour seules nouvelles que les grotesques dépêches de la télé. Certains étaient déjà là hier soir, lorsque l’épicerie avait ré-ouvert, pour glaner quelques renseignements, ou le long de la tournée du camion-épicerie qui avait finalement eu lieu en fin de journée.
Beaucoup de doutes. Que penseraient les uns, les autres, quelles seraient les conséquences ? Qu’est-il possible de faire ? Derrière le rideau de journalistes évincés qui piétinaient à l’extérieur, une salle pleine à craquer. La gorge nouée, les yeux cernés.
Après la lecture d’une courte lettre, l’ancien épicier est le premier à briser le silence, il se lève : «Ce que j’ai à dire, ça va pas plaire à tout le monde.» Et se tournant vers une partie de l’assemblée : «Y a des gens qui en profitent pour cracher sur les jeunes, ça c’est dégueulasse, ces jeunes-là, ils ont beaucoup fait pour le village» ; et d’énumérer : la reprise du comité des fêtes, de l’épicerie… avant de s’interrompre dans ses propres larmes. Un autre reprend, plus véhément : «De toutes façons, on est avec vous, on s’en fout de ce qui se dit, on vous connaît, on vous soutiendra jusqu’au bout.» Une colère commune s’exprime, loin des questions de culpabilité ou d’innocence.
Une vieille dame chiraquienne se veut prévenante : «Mais les jeunes, s’il vous arrive ça, c’est que vous êtes infiltrés, il faut vous protéger, avoir des codes, des signes de reconnaissance.» Quelques têtes grisonnantes qui fleurent bon la bourgeoisie parisienne sont prises à partie. Un peu frileux, l’adjoint au maire tient à préciser qu’il n’était pas au courant, qu’il trouve ces méthodes scandaleuses. Au fil des mots, des corps, une opération qui voulait rendre les victimes effrayantes est renversée. Un pli est pris, soutien inconditionnel qui ne s’est pas démenti depuis.
Lors des réunions suivantes, cette vigueur ancrée dans une vie quotidienne partagée sera petit à petit étouffée par la gangue militante, par un formalisme inadéquat. Mais elle demeurera ailleurs, terreau, sensibilité souterraine qui donnera l’élan décisif au soutien sur le plateau, chaque fois qu’il le faudra.
Faire consister les territoires
Le plateau n’est pas la Corse. Pas de frontières ou identité rigide qui viendraient circonscrire un territoire précis. On n’occupe pas militairement un espace sensible. On n’enclave pas un sentiment diffus, pas plus qu’on ne l’expose ; aussitôt saisi, il s’envole. Il a filé entre les doigts épais du ministère de l’Intérieur, entre ceux crochus des médias, comme de tout ce qui cherche à en dessiner les contours. Il s’exprime un temps dans le comité de soutien, affirmant qu’il préfère «croire ce qu’il vit plutôt que ce que dit la télé». Mais son âme de déserteur se joue des cadres, à peine l’enferme-t-on qu’il s’évade, et le soutien est déjà hors du comité. Il emprunte les figures les plus diverses. En marge des réunions, un vieux paysan débat de la condition carcérale avec un libraire parisien, un ancien stalinien s’excuse d’un certain passé auprès d’un espagnol de la FAI. Des manières denses d’être au monde, qui s’entrechoquent, se frottent, cessent de s’ignorer, déployant ainsi toute leur profondeur. La force de ce territoire, comme de tout maquis, s’est puisée dans ces irruptions qui cassent l’hostilité habituelle et trouvent dans le partage ou le conflit ouvert l’énergie pour partir au combat.
Le passé se réactive : la désertion dans la guerre d’Algérie, les maquis, le communisme rural après la Grande Guerre… Ceux qui les ont vécus sont là et partagent à profusion leurs expériences. Dans ce frottement des héritages et de l’actualité s’enrichit l’imaginaire commun, et s’affirme un caractère résolument pragmatique. On répond d’abord aux nécessités les plus urgentes : avocats, argent, témoignages de moralité, constitution de dossier béton pour les remises en liberté… Puis une prolifération de moyens sont déployés dans une intense campagne de soutien : bulletin d’information, organisation de repas et de concerts, manifestations et discussions… qui permettra notamment la remise en liberté de huit des neuf inculpés.
Cette campagne suscitera très vite de nombreux échos partout en France et dans le monde. La cinquantaine de comités formeront autant de caisses de résonance qui donneront au soutien toute son ampleur. Tacitement, sans parfois même s’être rencontrés, les gestes se répondent d’un endroit à l’autre, se répandent et s’amplifient, avec leurs spécificités culturelles. Pendant qu’à Alès l’association Kokopelli offre à la jeunesse rebelle de France un quart des places de ses stages agricoles, en Grèce c’est l’agence AFP, grand vecteur de calomnie à propos de l’affaire, qui est prise pour cible au moyen d’explosifs. D’où que cela vienne, d’un comité ou pas, il y a une écoute de ce qui est fait et dit, une attention, une recherche des gestes justes. Ni fédérative, ni hiérarchique, une forme implicite de coordination s’est saisie de cette expérience du 11 novembre pour la porter bien au-delà, grâce à sa capacité à matérialiser la révolte là où elle est : partout. Reste, une fois la temporalité de la campagne de soutien devenue caduque, à trouver sur quels rythmes cette énergie commune peut continuer à fuser.
Soutenir comme se tenir les uns les autres
À Bruxelles, il se dit que : «C’est parce qu’ils sont ouvertement en lutte que nous soutenons les inculpés du 11 novembre. Ce n’est que depuis une révolte que l’on peut être réellement solidaire d’une autre : c’est depuis la force que nous constituons à notre tour que nous nous déclarons solidaires.» Être manifestement en lutte ne signifie pas forcément prendre les armes, mais développer la capacité d’habiter cette époque tout en agissant résolument contre elle, trouver un équilibre dans ce paradoxe apparent, depuis la modernité, avec ses moyens, ses outils. Parce qu’un autre monde «en-dehors» n’est pas possible, nous le voyons bien. Si les jeunes de Tarnac formaient un groupuscule retranché ou une communauté comme celles des années soixante-dix, aucune solidarité ne serait apparue. La situation actuelle fait donc échec à la fois à la clandestinité armée et aux perspectives autarciques. Tout le monde est aujourd’hui de plus en plus obligé de se mouvoir dans des activités «respectables», desquelles chacun se sent souvent profondément étranger. Faire l’avocat, travailler dans un hôpital, animer un groupe de danses folkloriques, donner ou suivre des cours à l’université… L’enjeu d’une résistance devient dès lors en même temps de subvertir au jour le jour l’hostilité de ces formes pour se les rendre supportables, et en même temps d’acquérir la faculté de les mettre ponctuellement à disposition pour un usage radicalement autre. Ne pas se perdre, ne pas être contaminé par la tristesse du quotidien des années 2000 réclame une consistance éthique qui ne perdure qu’en se tenant les uns les autres, attentifs. Tenir le cap quand les cadences du travail salarié font tourner la tête, quand la passion d’une terre que l’on cultive se change en sentiment de propriété, quand l’amour de l’art devient une petite niche dont on s’accommode… Et lorsque les limites prennent le dessus sur les possibles, il incombe d’abandonner ces formes.
Soutenir veut dès aujourd’hui dire renforcer des bases communes, piliers des territoires de demain, tout en travaillant en permanence le sens qui y est donné. Car des coups comme ceux de Tarnac se sont déjà produits et se produiront encore et il n’est pas question de les subir en étant toujours aussi démunis.
Un entretien avec un membre du comité de soutien de Tarnac
Comment vous expliqueriez le soutien de la population du village ?
Je crois en fait que c’est une erreur de dire que la population les soutient, puisque, on l’a vu le 11, c’est tout le village qui a été bouclé. Donc, c’est une réaction collective face à quelque chose qui a été vécu ensemble. Pas avec les mêmes conséquences j’en conviens, mais quand même. Ce qu’il y a de fort justement c’est qu’il n’y a pas eu eux d’un côté et les habitants de l’autre. Tout le monde s’est directement senti concerné. Il faut pas oublier qu’ici les pensées rebelles, elles ont connu de belles années ! L’idée de soviet elle est sans doute restée plus présente ici qu’en URSS !
Peut-on parler de territoire à propos du plateau de Millevaches ?
Le territoire on en a surtout beaucoup parlé ces derniers temps avec toutes ces histoires de Parc Naturel Régional, et là il y a vraiment une confusion. On voudrait nous faire croire qu’on peut créer un pays de l’extérieur, parce que maintenant c’est à la mode «le local». Mais si vous regardez tout ce qui fait ce parc, c’est des caricatures ! Le veau sous la mère, les centres d’art contemporain, les tourbières… bon je dis pas que ça n’existe pas, bien sûr. Mais c’est vraiment que deux, trois images qui sautent aux yeux des parisiens. C’est pas un territoire ça ! C’est juste bon pour les panneaux au bord de leurs autoroutes. Le vrai territoire, c’est le nôtre, le village, les champs autour, ce café, ces rues, c’est Pierrot là, qui tient le comptoir depuis qu’il est tout petit… Non sérieusement, je crois que ces histoires c’est vraiment… pour éviter qu’on se débrouille sans eux quoi.
L’antiterrorisme à Tarnac, ça vous fait quoi ?
Ici, il y a pas vraiment de problèmes avec la police, d’ailleurs c’est les gendarmes. Faut dire qu’on les voyait pas très souvent. Mais cette manière qu’ils ont eue de venir là avec leurs chiens, leurs hélicos, leurs cagoules… non vraiment on a plutôt l’impression que c’est eux les bandits. Ils ont défoncé des portes de gens qui n’avaient même rien à voir avec les jeunes du Goutailloux. Moi je trouve ça fou qu’ils puissent venir comme ça n’importe où, faire ce qu’ils veulent. Et pour tout vous dire, je les ai trouvés bien calmes les jeunes. Moi à leur place je sais pas si… Enfin toujours est-il que du coup aujourd’hui presque un jour sur deux ils sont sur la place. À faire souffler dans le ballon ou pour les ceintures, quand c’est pas les voitures banalisées qui tournent le soir. C’est sûr que ça nous fait un sacré changement.
Comment envisagez-vous la suite avec le comité de soutien?
C’est compliqué, le comité de soutien de Tarnac il a fait tout ce qu’il a pu, sur différents modes, il y a eu les manifestations, les témoignages de moralité, les demandes de mise en liberté et là on est un peu, un peu dans l’expectative. Moi l’impression que j’ai, c’est qu’il faudrait jouer sur ce qui est à notre portée. Les Tarnacois, c’est pas eux qui feront évader Julien ! Mais les autres déjà, on pourrait gagner qu’ils reviennent ici, qu’ils puissent se revoir, vivre à nouveau comme avant sans avoir cette menace du procès au-dessus de leur tête, mais faut se remuer parce que les gens qui sont mobilisés, si ça reste trop longtemps comme ça, ils vont s’assoupir je pense.
(...)
Rebetiko no 1, printemps 2009
Chants de la plèbe.
jeudi 4 juin 2009
Plateau insoumis
Paru sur Le jura libertaire, le 03 juin 2009
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