[article paru sur le Monde.fr le 4 avril 2012]
Il a soufflé comme un vent de panique, le 4 avril 2008, chez France
Télécom. En cause, les "bretelles" d'écoutes posées le 25 mars sur la
ligne de l'épicerie de Tarnac (Corrèze) et découvertes par un technicien
dans le central téléphonique du village. Selon les informations du Monde, l'enquête menée par la police judiciaire de Limoges a permis d'établir que l'ordre de placer l'épicerie sur écoutes est venu directement d'un service de la direction générale du groupe France Télécom.
Il s'agit d'un des services chargés de gérer les demandes d'interceptions administratives des services"atteinte au secret des correspondances" et "atteinte à l'intimité de la vie privée" à la suite d'une plainte des gérants du magasin.
de renseignement. Et c'est un technicien de l'opérateur qui avait posé
le dispositif, très artisanal : l'équivalent de pinces crocodile, et
deux fils qui dérivent de la ligne. Les policiers ont fait ces
découvertes dans le cadre de l'information judiciaire ouverte par la
juge d'instruction de Brive-la-Gaillarde, Cécile Lasfargues, le 3
janvier 2012, pour
Le donneur d'ordre ? Les services de renseignement qui suivaient
alors avec attention ces jeunes gens qu'ils rangeaient dans la mouvance "anarcho-autonome",
huit mois avant leur interpellation. Un spécialiste des écoutes chez
France Télécom s'étonne toutefois de l'aspect rudimentaire du
dispositif, posé, de surcroît, de travers : il a été découvert à la
suite d'interférences sur la ligne.
La juge va maintenant devoir remonter
le fil qui va de l'avis de la Commission nationale de contrôle des
interceptions de sécurité (CNCIS), à la signature, obligatoire, du
cabinet du premier ministre, François Fillon, puis au groupement
interministériel de contrôle (GIC) qui a le monopole du contrôle des
interceptions administratives. "La CNCIS a une interprétation restrictive de la notion de terrorisme, assure Me William Bourdon, avocat des gérants du magasin. On a du mal à se convaincre qu'elle ait autorisé sur ce motif." A l'époque, Julien Coupat,
considéré par les policiers comme le leader du groupe, et sa compagne,
Yildune Lévy, ont bien été signalés par le FBI américain aux services
français, après un passage de frontière illégal et une participation à
une réunion anarchiste à New York, en janvier 2008, mais ils n'ont, juridiquement, aucun rôle dans l'épicerie.
PARANOÏA
Lorsque ces écoutes sont posées, on est assez loin du déferlement
médiatique de l'"affaire de Tarnac" : neuf personnes interpellées devant
les caméras, le 11 novembre 2008, puis mises en examen pour "association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste". Elles sont notamment soupçonnées d'avoir posé, en octobre et novembre 2008, des crochets métalliques sur des caténaires pour désorganiser les lignes de la SNCF.
En mars 2008, les jeunes gens, installés à Tarnac depuis le début des
années 2000, s'occupent d'une épicerie-bar-restaurant et d'une ferme.
Et la fiche de mission de Gilles C., technicien de France Télécom à
Ussel, indique un simple dérangement, le 4 avril : depuis le 25 mars, le
terminal de carte bancaire de l'épicerie de Tarnac, qui passe par la
ligne téléphonique, ne parvient plus à transmettre. D'ailleurs, Gilles C. n'hésite pas à demander à l'un des gérants de l'accompagner dans le central téléphonique avec la machine à carte bancaire pour faire des essais. C'est interdit par le règlement, mais, après tout, si cela permet d'aller plus vite, quel est le mal ?
Pas de chance, le technicien découvre les deux fils qui dérivent de la ligne. "J'ai tout de suite compris qu'il ne s'agissait pas d'un simple piratage privé de téléphone mais de quelque chose de louche", a-t-il précisé aux enquêteurs. C'est toute sa mission qui déraille alors. Son chef lui demande d'enlever le dispositif et il quitte précipitamment Tarnac pour Ussel. Il laisse derrière lui d'autres branchements suspects.
Mais il n'a "pas fait dix kilomètres" que son responsable le rappelle : Paris est alerté et va l'appeler. Quelques minutes plus tard, un responsable des écoutes lui demande de raconter
son histoire. Le lendemain, il est convoqué à la direction régionale, à
Bordeaux. Interrogé, il fait un rapport. Jusqu'ici, tout va bien. Mais
ça ne dure pas : la journée se termine par une mise à pied, à peine
vingt-quatre heures après l'incident. Voilà pour le technicien Gilles
C., qui finira par hériter d'un blâme et refuse depuis de parler de l'affaire.
Son responsable, Pascal C., a également eu les oreilles qui chauffent. Dès le premier coup de fil, il a "immédiatement pensé" à
une interception téléphonique, a-t-il confié aux policiers lors de son
audition, à l'automne 2011. Il appelle l'un des techniciens habilité à
en poser. Celui-ci lui confie qu'"il en avait bien réalisé trois".
Il retrouve d'ailleurs la trace de l'intervention dans l'application
informatique, à la date du 25 mars. Il remonte la piste jusqu'à la
direction générale, à Paris. Son interlocuteur parisien n'apprécie pas.
Il parle "affaire sensible", "sécurité nationale". Les techniciens limousins ont mis les pieds dans le plat.
Quelques mois plus tard, l'"affaire" de Tarnac a éclaté. Nous sommes
en 2009. Tous les mis en examen sont libres, à l'exception de Julien
Coupat. Deux des jeunes filles, de retour de trois semaines de détention
provisoire, décident de se pencher sur l'incident, qui prend maintenant une autre couleur. Leur but : récupérer le bordereau d'intervention du 4 avril 2008.
Mais il règne dans l'équipe de techniciens de France Télécom une
certaine paranoïa. Ils ont peur, craignent d'être suivis. Il y a Benoît
D., qui accepte de parler,
mais loin de ses bureaux. A la jeune femme, il assure que tout a été
effacé des bases de données... jusqu'à la date du 9 août 2008, ouverture
officielle d'une écoute dans le cadre de la procédure judiciaire. Puis,
il se ferme. Un dernier technicien lâche le morceau : leur direction, à
Limoges, leur a interdit de parler. La petite enquête tourne court. Il faudra attendre deux ans pour que les policiers prennent le relais.
Laurent Borredon