samedi 30 mai 2009

Presse en crise et presse de crise









Chronique de Pierre Marcelle du 29 mai 09 paru dans Libération

«Le Monde» déprimé

Alors, dans une «analyse» remarquée donnée lundi au Monde,M. Michel Noblecourt, comme son nom l’indique, découvrit que finalement, le matin du grand soir, ce serait plutôt p’têt’ben qu’non. A la veille de la quatrième «journée d’action» du semestre qui, mardi, allait achever de décourager un peu plus le salarié, la lucidité du confrère, fût-elle un peu tardive, entrait de plain-pied dans la légende dont le Monde s’est fait une spécialité.

Difficile en effet, dans la «déprime sociale» que déplore M. Noblecourt, de ne pas entendre l’écho de son aîné, feu Pierre Viansson-Ponté, qui, le 14 février 1968, éditorialisa son brame fameux : «La France s’ennuie». Revisité après la grève générale de mai-juin, le propos allait bientôt (par un tour de passe-passe dont les ressorts, quarante ans après, m’échappent encore) passer pour la géniale annonciation des pavés de Mai.

Son successeur éditorialiste chasse sur ces terres, dont l’intitulé du papier évoque «les pavés de mai 2009» ; à «l’ennui» de l’un répond la «déprime» de l’autre, qui pas une seconde ne songe à évoquer le rôle de bureaucraties syndicales, lesquelles, depuis six mois, nous font battre l’asphalte dans l’incantation de leur unité comme une fin en soi. Pour quoi faire, sinon amuser le tapis en priant pour que nul accident de «séquestration» ne vienne contrarier la perspective de la trêve estivale ? A la chute, M. Noblecourt incite cependant le gouvernement à ne pas trop nous les énerver, les syndicats, «alors que l’avalanche de plans sociaux prévus à l’automne peut porter le risque social à son paroxysme».

Qu’à l’automne, le temps se couvre, M. Noblecourt sera couvert…


Au centre du truc, Coupat

Mais ne soyons pas injustes avec M. Noblecourt, et constatons que les syndicats ne sont pas seuls responsables de notre «déprime» ; certain parti politique, s’affublant du beau nom de socialiste, en prend volontiers sa part. En pleine campagne pour les élections européennes, l’occasion semblait assez bonne, pourtant, d’en finir avec les fantaisies qui se débitent à longueurs d’ondes et de colonnes, à propos de sortie de crise. Quelque expert ou quelque ministre, quelque Minc ou quelque Lagarde, lança un jour que, juré-craché, début 2010, les affaires repartiraient comme en 14, sans que bronchent le PS passif, ni la presse servile, ni l’opinion enfumée.

Ainsi tronçonnée en ses divers aspects financier, monétaire et social, l’hydre de «la crise», malgré 639 000 chômeurs supplémentaires promis en 2009, se découvre soudain sous contrôle. Assez, du moins, pour que la question politique de la légitimité de l’exécutif ne se pose qu’en termes diplomatiquement ronronnants.

C’est sans doute la raison pourquoi nul, là-haut, ne broncha devant ce formidable déni de justice et de démocratie que symboliquement incarna la personne enfermée, durant cent quarante-sept jours, de Julien Coupat, dont la libération «sous contrôle judiciaire strict»attendue hier, sonnait comme un terrible aveu d’arbitraire judiciaire et policier. Mais n’est-ce pas ce même Coupat qui avait lundi, dans un entretien remarqué au Monde dont c’était décidément le jour, évoqué ces «bureaucraties syndicales» et partisanes, autrement armées pour ébranler la Sarkozie, que ses camarades «qui se font de la vie une idée moins squelettique» ?

Nous en sommes là : durant bientôt sept mois que le Prince et ses aboyeuses Alliot-Marie et Dati ont rétabli les lettres de cachet, ce qui fait fonction d’opposition a regardé ailleurs et, par son silence complice, entériné la chape de plomb et les bruits de botte, les chiens policiers fouaillant les cartables écoliers, les gamins de 6 ou 10 ans reclus aux commissariats, et le délit de lecture.


France Inter boucle la boucle

Pour que, durant plus de vingt semaines, pas un appel à manifester pour la libération de Coupat n’ait été lancé par l’opposition parlementaire (ni d’ailleurs par M. François Bayrou, ce grand opposant), il devait bien y avoir une raison. M. Thomas Legrand, éditorialiste politique aux matins de France Inter et membre des drilles de Demorand qui, paraît-il, irritent le monarque, nous l’a livrée mercredi dans un papier fielleux.

En 4 000 signes serrés et trois minutes chrono, Coupat s’y découvrit habillé pour l’hiver : «Il dit à peu près n’importe quoi - c’est un brin parano, prétentieux, évidemment outrancier […] Il est aussi intellectuel [sic] et abscons […] allumé cultivé et radical. En le lisant, on se dit qu’il peut très bien avoir écrit l’Insurrection qui vient, ce qui en soi n’est pas grave, mais aussi qu’il peut très bien avoir participé au sabotage d’une ligne de chemin de fer.»

Si le parquet a autorisé sa libération, ce ne fut pas grâce à M. Legrand qui, à la chute, pose pour la forme l’hypothèse que Coupat ait été «très vraisemblablement injustement» emprisonné. M. Legrand est bien bon. Citant Sieyès et Condorcet, il ratiocine que«les mots doivent garder un sens», et que, appliqué à Coupat, celui de «terroriste» n’est peut-être pas très pertinent.

Julien Coupat devant voir hier son écrou levé, M. Legrand était couvert.



vendredi 29 mai 2009

Tarnac : les avocats des prévenus réclament un non-lieu


paru sur Le Monde le 29 mai 09 par Luc Vinogradoff


Après plus de six mois de détention, Julien Coupat est sorti de prison, jeudi 28 mai. Présenté comme le cerveau d'un groupe soupçonné de sabotages de lignes de trains à grande vitesse (TGV) fin 2008, il a quitté la maison d'arrêt de la Santé, mais l'affaire n'est pas terminée pour autant. Le jeune homme de 34 ans reste mis en examen notamment pour "destruction en réunion et direction d'une association de malfaiteurs", le tout "en relation avec une entreprise terroriste", des crimes passibles des assises.
Cette libération a suscité de nombreuses réactions : l'opposition dénonçant un "fiasco" etArnaud Montebourg (PS) allant jusqu'àréclamer la démission de la ministre de l'intérieur, Michèle Alliot-Marie, pour avoir "fait monter une sauce politicienne au goût infect". Vendredi, le procureur de la République de ParisJean-Claude Marin, a lui tenu à préciser que la remise en liberté d'une personne "au cours de l'information judiciaire ne saurait être interprétée comme le signe de l'absence ou l'insuffisance de charges contre elle".
Les avocats des mis en examen, eux, n'ont pas désarmé. Me Irène Terrel, avocate de M. Coupat, réclame l'"abandon de toutes les poursuites" et envisage de faire appel du placement sous contrôle judiciaire de M. Coupat. Ce dernier a été libéré contre une caution de 16 000 euros, et est obligé de se rendre une fois par semaine au commissariat de Montreuil, de demeurer en Ile-de-France et a dû remettre ses papiers d'identité et son passeport. Il lui est également interdit de rencontrer les huit autres prévenus dans ce dossier.

"QU'EST-CE QUE M. FILLON CONNAÎT DE CE PROCÈS ?"

Me William Bourdon, l'avocat d'une des mises en examen, Yldune Levy, promet qu'après consultations avec ses collègues, les avocats de la défense "se mobiliseront pour obtenir du magistrat instructeur la seule décision qui s'impose, à savoir un non-lieu". "Tout démontre dans ce dossier que cette affaire est le fruit d'une grande manipulation politique", maintient Me Bourdon, citant pêle-mêle "la scénarisation des interpellations, la mobilisation de moyens exceptionnels, l'acharnement des policiers à tracer des élements de preuves imaginaires" ou encore "la scénarisation, en forme de communiqué du parquet, de la libération de Julien Coupat".

Si l'on doutait encore de la dimension politique de cette affaire, note Me Bourdon, il suffit selon lui d'écouter le premier ministre, François Fillon, expliquer, vendredi matin sur Europe 1, que la"procédure a été respectée""La justice estime désormais que l'enquête a suffisamment avancé pour qu'il soit libéré. Il y aura un procès, on saura à ce moment-là la vérité", a notamment dit M. Fillon, des propos qui mettent l'avocat hors de lui. "C'est sidérant ! M. Fillon sait avant tout le monde que le magistrat instructeur va renvoyer certains des mis en examen devant le tribunal. Qu'est-ce que M. Fillon connaît de ce procès pour se prononcer de cette façon ?", lance-t-il, qualifiant les propos de "tentative maladroite pour justifier a posteriori une détention provisoire absolument scandaleuse". A l'heure actuelle, aucune date n'est fixée pour un quelconque procès et le magistrat instructeur doit encore statuer sur le sort des cinq mis en examen.

En attendant, le comité de soutien aux mis en examen promet également de "déplacer l'affrontement du plan judiciaire au plan politique""Avec la libération de Julien tout continue (...) L'enjeu, outre que cette affaire cesse une bonne fois pour toute, c'est de mettre à mal, pour longtemps, les mesures antiterroristes", peut-on lire dans un communiqué. "Donc il n'est pas question de s'arrêter là."

jeudi 28 mai 2009

Libération de Julien. Deux communiqués.




paru sur www.soutien11novembre.org

27 mai, 23h.
Libération de Julien. Tout continue.


Ca y est. Les journalistes annoncent la libération de Julien Coupat. En insistant sur la clémence du parquet, qui ne s’y opposera pas, cette fois. Qui déclare que la détention n’est plus justifiée. Fiction d’un antiterrorisme raisonnable, juste, mesuré.

Dans les dépêches de presse on rappelle que c’est bientôt l’anniversaire de Julien. Comme s’il s’agissait d’un cadeau. Il faudrait donc que l’on soit heureux, que l’on sable le champagne, que l’on crie à la victoire. C’est ça qui est magnifique : on maintient envers et contre tout quelqu’un en détention pendant 6 mois, et parce que, soudain, sans aucune explication, on le libère, il faudrait que l’on soit content, que l’on remercie la justice d’être si juste, et les juges d’être si cléments.
Non, le sentiment qui domine c’est toujours et encore de la colère. Pour l’incarcération de Julien, et des autres. Pour les arrestations en pleine rue, qu’ils se permettent encore. Pour les gardes-à-vues de 96h, devenues systématiques. Pour ce con de Jean-Marc, simple flic à la SDAT.
Donc il n’est pas question de s’arrêter là.

Avec l’affaire de Tarnac, le pouvoir a tenté un coup : user de ses dispositifs d’exception, policiers et juridiques, sans honte, tout en le faisant savoir au plus grand nombre. Ce qui a été tenté, c’est la banalisation des dispositifs antiterroristes. Dans l’état actuel des choses on peut dire qu’il n’a pas réussit. Mais il n’a pas encore échoué. L’enjeu, outre que cette affaire cesse une bonne fois pour toute, c’est de mettre à mal, pour longtemps, les mesures antiterroristes.

L’autre chose qui a été révélée par cette affaire, c’est l’existence de formes de contestation diffuses, d’une politique radicale qui se déroule hors des partis et des syndicats, et sa tentative de captation sous le terme "anarchoautonome" ou "ultragauche". Ce qui s’est fait jour, pour faire vite, c’est l’existence d’une jeunesse qui souhaite la fin de cette société. Et cela non plus ça ne s’arrêtera pas.

Avec la libération de Julien tout continue. Les comités de soutien devraient annoncer de nouvelles initiatives très prochainement.



28 mai, 18h.
Un bouquet de fleurs pour Michèle Alliot-Marie


Non, nous ne sommes pas soulagés. Non, la libération de Julien n’est pas une « victoire ». C’est au mieux un camouflet pour tous ces impudents qui nous ont attaqués. Pour nous, ce n’est qu’une étape. Vers l’impunité, pour tous et pour tout. Nous n’enverrons pas de bouquet de fleurs au parquet.

Leur harcèlement va continuer, contre nous, nos amis, contre d’autres. Les contrôles judiciaires, les amitiés interdites, les surveillances, les garde-à-vues de 96h. Ce qui s’est fait jour dans cette affaire c’est la détermination, la détermination pathétique d’un ordre sénile prêt à tout pour anéantir ce qui lui résiste et compte bien lui survivre. Tout ne fait que commencer, pour eux, comme pour nous tous. Nous continuons, donc.
Notre défense est tout aussi préventive qu’offensive.

Il a été question de déplacer l’affrontement du plan judiciaire au plan politique. Cela a provoqué quelques incompréhensions.

Nous annonçons donc la tenue, le 21 Juin (jour de la fête de la musique) à 15h aux Halles à Paris une grande manifestation. Nous y invitons toutes les personnes, toutes les bandes, tous les ouvriers, tous les manifestants ayant subit le harcèlement brutal et judiciaire de la police et de ses politiciens. Nous y appelons toutes celles et ceux qui ne supportent pas cet ordre du monde, toutes celles et ceux qui s’organisent pour survivre, envers et contre tout. Nous y invitons toutes celles et ceux pour qui il est temps, enfin, de se retrouver.

Pour Julien, tous les autres et contre tout :
Rendez-vous Dimanche 21 Juin – 15H – Fontaine des innocents - PARIS





Reportage à l'«épicerie terroriste» de Tarnac: la libération de Coupat relance la bataille politique


Paru sur médiapart.fr Le 28 mai 2009

Par David DUFRESNE



Ce matin, à Tarnac, les pompes à essence du Magasin général sont à sec. C’est à cause du beau temps, à cause des débroussailleuses et des tondeuses qui tournent à plein régime. «Ça peut pas durer, rigole Alain, l’un de ceux qui tiennent le bar-épicerie-terroriste du village : l’essence est partie plus vite que le diesel, et le diesel, pour les cocktails Molotov, ça le fait pas !»

La voici enfin l’épicerie de Tarnac. Depuis le temps qu’on en parlait, qu’on se l’imaginait. Elle est là, grande ouverte. Comme elle l’est sept jours sur sept. Hier soir, dans l’unique petite salle, il y avait foot sur écran géant. D’ordinaire, sur l’écran, il y a des films, des projections débats, et dans la salle, des soirées lecture. Hier soir, c’était Barcelone-Manchester, 2-0.

Et puis, à 22h, comme dans d’étranges prolongations judiciaires, la rumeur est tombée : «Julien va être libéré.» Ils ont bu un coup, à trois ou quatre, et sont allés se coucher. Parce que ce matin, il y avait du boulot. L’épicerie à ouvrir, les repas ouvriers soupes-entrées-plats-desserts à mijoter, le camion de tournées à réviser, le primeur qui est venu livrer à 8h, «parfois c’est à 6h». Et même, pour certains, une petite partie pêche, aux aurores. Et, enfin, les premiers habitués. Un vieux monsieur courbé, et rieur. Un ancien punk courbé, et rieur aussi.

L’épicerie, au fond, est comme on se l’imaginait : improbable, imperturbable, indémodable même si la nouvelle édition du guidePetit Futé, dit-on, fait du village un haut lieu terroristico-touristique. «Si on fait pas tourner la boutique, c’est la mort du bourg», poursuit Alain.

Alain, avant, travaillait en Belgique. Il est venu aider ici, quand l’affaire a éclaté, «dans l’idée que ça durerait trois semaines, un mois». Six mois plus tard, l’ancien jardinier est toujours là. Sur les murs du café, des affiches. «Crachez ici, c’est pour nos fichiers ! Quelques bonnes raisons de refuser le fichage ADN.» Ou : « 17 mai, moules frites à volonté au magasin général.» De Coupat Julien, bientôt libéré, on parle peu, au fond.

Ici, au comptoir, on raconte qu’au plus fort des événements, on en a vu tituber des journalistes. Ou plutôt, on en a fait tituber. «C’était un peu le sport local, les habitués payaient leur tournée générale. C’était une façon de dire aux journalistes: “Vous, vous rigolez avec nous, on va rigoler avec vous".» Une façon comme une autre d’essayer de reprendre la main sur le cours des choses. Dérisoire et amusante, fière et improvisée. Aux journalistes duMonde qui lui demandaient, lundi dernier, «Pourquoi Tarnac ?», Coupat répondait : «Allez-y, vous comprendrez. Si vous ne comprenez pas, nul ne pourra vous l’expliquer, je le crains.»

Les journalistes, justement. Ce jeudi matin, ils ont déjà débarqué. Une télé locale, un brin embarrassée. Qui filmer, comment, «vous voulez bien»? La méfiance est de mise, la méfiance est quasi totale, la méfiance est souvenir. Celui du 11 novembre 2008 au matin, lors des arrestations, quand le village était quadrillé police-gendarmes-caméras. Au coin de chaque rue, ou presque, les images des 20h d’alors remontent à la surface. Devant la mairie, devant l’épicerie : Tarnac, c’est à la fois plus grand et plus rude que vu à la télé.

Tout ici semble dire qu’on n’oubliera rien de ce qui s’est passé. Pour Raph, du comité de soutien : «La question de l’anti-terrorisme reste entière.» Et la distance affichée semble être bien plus qu’une alliance taiseux paysans/taiseux militants, trop évidente : «C’est une façon de s’inscrire dans notre temporalité», affirme Ghislain (pseudonyme), un des habitants du Goutailloux, la désormais fameuse ferme «des Tarnac». Ce matin, les premières radios sont montées «là-haut» dès 9h. «Un type est descendu de sa bagnole et il m’a dit : “Je viens vous apporter la bonne nouvelle… Coupat est libéré”.» Comme si, ici, il n’y avait pas de moyens de s’informer. Comme si, ici, la libération prochaine de Coupat n’était que ça : une bonne nouvelle.

«Nous voulons affirmer le conflit»


A la terrasse du Magasin général de Tarnac, c’est pourtant bien de cela dont il faut parler. Comment interpréter la nouvelle? Freiderich (pseudonyme), un de ceux qui, il y a quelques jours encore, rendait visite à Coupat à la prison de la Santé, semble comme tous les autres un peu détaché. «L’émotion, les grandes rencontres, les belles photos, le Spectacle», très peu pour lui, très peu pour eux : «On sait bien que ce n’est pas là que les choses se passent. La vraie question, c’est celle de la durée. C’est la durée qui produit des effets. Nous avons l’impression que nous sommes partis pour des années comme ça, dans cette procédure. C’est ça, l’une des victoires de la justice : sa lourdeur. On sait très bien comment les choses se déroulent, et traînent en longueur, comment on fait pour que les procès soient tenus des années plus tard pour désactiver les débats.»

Autrement dit, au bar-épicerie de Tarnac, même en un moment pareil, surtout en un moment pareil, on cherche à marquer sa différence. A ne pas être beau joueur. A ne rien céder, ni à la justice ni, peut-être, à soi-même. Et surtout pas au rouleau compresseur de l’agenda judiciaire et des caméras qui vont avec: «Quand tu es dans une logique anti-répression, tu as déjà perdu,explique Ghislain. Tu es sur la défensive. Nous, nous voulons être dans une autre logique. Nous voulons nous organiser pour, oui, représenter une forme de menace, mais pas celle qu’on nous prête. Nous voulons le faire joyeusement, sans se faire écraser.» Une pause, et puis il reprend: «Nous voulons affirmer le conflit.»

Julien Coupat pourrait être libéré dans la journée. A Paris, devant la prison de la Santé, les caméras sont en place.







Pour Benjamin Rosoux, Julien Coupat est bien victime d'"une vengeance"


Paru sur nouvelobs.com, le 27 mai 2009

(article déniché par Fantomette)





Exclusif. Présenté par les services de police comme "le bras droit" de Julien Coupat, Benjamin Rosoux revient pour nouvelobs.com sur l'affaire des sabotages SNCF. Il accuse "l'appareil répressif" d'''intoxiquer" avec une "thèse fumeuse".
Dans une tribune publiée lundi dans Le Monde, Julien Coupat écrit que la prolongation de sa détention est "une petite vengeance". Etes-vous d'accord avec ce point de vue ? Autrement dit, pourquoi Julien Coupat est-il toujours incarcéré ?

- Ce qui semble s’avérer chaque jour un peu plus c’est que la focalisation sur la personne de Julien Coupat tient à une déformation à la source même de l’enquête préliminaire, qui prend comme hypothèse, dès le départ, son supposé rôle central et le fait suivre en conséquence… Suivez n’importe qui pendant plusieurs mois, et uniquement lui, et vous n’aurez aucun mal à le faire figurer au centre d’une cartographie imaginaire.
Alors oui, je pense que, depuis le 11 novembre, l’acharnement qui se resserre de nouveau toujours plus sur sa personne relève d’une vengeance des services et du parquet qui refusent obstinément d’avouer l’ampleur de leur échec. Outre le postulat invérifiable qu’il serait le chef d’une entité jamais vérifiée, rien ne justifie son maintien en détention.

Dans cette tribune, Julien Coupat assume ses idées et attaque nommément le criminologue et président de l'Observatoire national de la Délinquance Alain Bauer, le directeur de la DCRI Bernard Squarcini, et la ministre de l'Intérieur Michèle Alliot-Marie. Etes-vous en accord avec cette stratégie de défense ?

- De quelle stratégie parlez-vous ? Les enjeux sont différents selon que l'on parle dans la sphère judiciaire ou dans la sphère publique, à la presse par exemple.
Pour ce qui est de la seconde, depuis le début, nous avons pointé du doigt l'offensive politique et judiciaire dont nous faisions l'objet. Sur ce point, je trouve que Julien est plus lucide que violent dans sa tribune. S'il s'agit du simple fait de savoir reconnaître les intérêts de ceux qui cherchent ouvertement à ruiner vos existences au profit de leur petits appétits carriéristes. Alors oui, je suis d'accord avec lui.

Soupçonné par la police d'être l'auteur de "L'Insurrection qui vient", Julien Coupat apporte une réponse claire : c'est non. Pourquoi a-t-il tant tardé à répondre sur ce point ?

- D'une part cette réponse a été donnée au juge depuis bien longtemps. D'autre part, la tribune de Julien est sa première intervention publique.

Comment expliquez-vous alors que les services de police aient continué à évoquer Julien Coupat comme le possible auteur de ce livre ?

- Cela fait déjà longtemps qu'ils s'obstinent à vouloir mettre un nom sur ce livre. Il avait déjà servi de pièce à charge dans trois précédentes affaires remontant à 2007, dans lesquelles des personnes avaient été également mises en examen pour "terrorisme". Et, à défaut d'autre charges, il faut bien justifier son maintien en détention....

Comment expliquez-vous que les autres pistes – à commencer par le communiqué posté en Allemagne revendiquant les sabotages – aient été si vite écartées par les enquêteurs ?

- Je ne suis pas dans la tête des flics et des magistrats… J’imagine que, comme pour beaucoup d’autres choses dans cette affaire, tout ce qui ne colle pas avec le synopsis des services a été soigneusement écarté, c’est ce qu’on appelle une "instruction à charge".

Ces dernières semaines, les interpellations de personnes présentées comme des "proches" de Julien Coupat se sont multipliées. Elles ont toutes été relâchées sans qu'aucune charge n'ait été retenue contre elles...

- Il y a des opérations de deux types à mon avis. D’un côté, il y a ce qui se présente comme des manœuvres d’intimidation, à peine voilées, sur des gens qui ont publiquement manifesté leur solidarité face à cette opération d’intoxication politique, et qui adressent, par-là même, un message à tous ceux qui le font. De l’autre, il y a l’attaque directe, sur nos proches, pour étayer la thèse fumeuse d’une cellule clandestine. Le mode même sur lequel sont conduites les interpellations participe de la construction de la figure de l’ennemi : "Si on les arrête de cette manière, c’est bien qu’il y a une raison…"

Vous êtes présenté par la police comme le "bras droit" de Julien Coupat. Pourquoi ? Comment expliquez-vous que vous n'ayez pas été gardé en détention comme lui ?

- Tout cela reste un mystère pour moi. D'autant que je n'ai pas été interrogé depuis ma sortie de prison en décembre, contrairement à d'autres mis en examen. La police n'a aucun argument pour étayer son affirmation selon laquelle je serais "le bras droit" d'un "chef". Et moi, je ne peux pas prouver ce qui ne peut pas se prouver, à savoir que je ne suis pas le numéro 2 d'un numéro 1 qui n'existe pas. Ce que je sais, c'est que Julien et moi-même étions surveillés depuis longtemps. Comme la plupart des personnes un tant soit peu "militantes" en France, qui s'engagent dans des campagnes contre les expulsions de sans-papiers, les luttes étudiantes, les actions contre les lois sécuritaires...

On vous a interdit de quitter le département de la Manche. Pourquoi cette restriction ? Comment la vivez-vous ?

- Mon contrôle judiciaire a été durci récemment parce qu'on a jugé que je recommençais à prendre un peu trop de liberté. Je dois maintenant signer tous les jours à la gendarmerie. Et j’imagine que me couper de toute vie sociale et de la possibilité de penser avec mes camarades la situation qui nous est faite fait partie de leurs motivations. Six mois, ça commence à faire long.

Vous aviez refusé en mars, comme les autres mis en cause dans cette affaire, de répondre aux questions des juges d'instruction tant que Julien Coupat serait considéré comme le "chef" de votre groupe. Qu'en est-il de vos rapports aujourd'hui avec la justice ?

- Nous nous tenons toujours à cette décision, rien dans l’attitude des juges ne laissant présager qu’ils reviennent sur les constructions littéraires du parquet anti-terroriste.

Mathieu Burnel, l'un des neuf mis en examen, a indiqué qu'il renforçait sa défense sur le plan juridique et politique. Julien Coupat va être, lui, défendu par plus d'avocats. Et vous ?

- Mathieu parlait, je crois, de façon plus générale. C’est la défense dans son ensemble qui devrait être renforcée. Nous refusons jusqu’à présent, dans la mesure de ce qui nous est accessible, l’individualisation de traitement qui est à l’œuvre du côté de la justice. Cette procédure est absurde d’un bout à l’autre, elle ne tient la route pour aucun d’entre nous.
Pour ce qui est de notre défense, les récentes informations selon lesquelles Julien aurait deux nouveaux avocats et qu'il aurait été en rapport avec les ex-inculpés de l'Arche de Zoé sont incorrectes.

Vous avez des contacts avec Julien Coupat ? Croyez-vous qu'il pourrait être remis en liberté bientôt ?

- Je n’ai de nouvelles que très indirectes, et j’ai abandonné depuis longtemps l’astrologie judiciaire!

Des comités vous soutiennent. Qu'en est-il de la classe politique ?

- Laissons la classe politique tenter de se soutenir elle-même, elle en a plus besoin que nous. La seule issue pour nous est de participer à une articulation entre les luttes et les fractions de la population aux prises avec l’appareil répressif dans son ensemble. Pour le faire reculer en défaisant ses opérations de division, qui ciblent des groupes repoussoirs en les surdéterminant, les "anarcho-autonomes", "les bandes de cités", "les casseurs"…

Interview de Benjamin Rosoux par Sarah Halifa-Legrand
(Mercredi 27 mai)








mardi 26 mai 2009

Tarnac, le point sur un dossier aux zones d'ombre troublantes


paru le 25 mai 2009 sur www.lemonde.fr


Un coup de filet et des libérations successives


Plus de six mois après larrestation de neuf personnes dans le cadre de lenquête sur des sabotages de lignes ferroviaires de trains à grande vitesse (TGV), le 11 novembre 2008, ce quil convient désormais dappeller «laffaire Tarnac» comporte toujours des zones dombre.
Aucun élement indiscutable n
est venu étoffer un dossier dinstruction qui ne contient ni preuve ni aveu. Pourtant, Julien Coupat, 34 ans, considéré comme le «cerveau» du groupe ayant perpétré les dégradations, est toujours derrière les barreaux. Mis en examen pour avoir «dirigé une structure à vocation terroriste», il encourt jusquà vingt ans de prison.
Le 12 mai, sa quatrième demande de remise en liberté a été rejetée.


Une décision juridique d
autant plus étonnante que les huit autre personnes mises en cause ont été progressivement libérées, sous contrôle judiciaire. Bertrand Deveaux, 22 ans, Elsa Hauck, 24 ans, Aria Thomas, 27 ans, Mathieu Burnel, 27 ans, sont suspectés d«association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste». Gabrielle Hallez, 30 ans, Manon Glibert, 25 ans, Benjamin Rosoux, 30 ans, et Yildune Lévy, 25 ans, sont quant à eux mis en examen pour «association de malfaiteurs à visée terroriste et dégradation en réunion sur des lignes ferroviaires dans une perspective daction terroriste». Par ailleurs, Coupat, Lévy, Rosoux, Burnel et Hauck sont poursuivis pour «refus de se soumettre à un prélèvement biologique en relation à titre connexe avec une entreprise terroriste». Dans chacun des cas, le parquet sétait systématiquement opposé aux libérations sous contrôle judiciaire par un référé-détention suspensif.

Pour mémoire, les faits en cause remontent au 8 novembre 2008, quand d
importants retards avaient été signalés sur des centaines de TGV dans lOise dans les deux sens de la ligne Paris-Lille, dans lYonne, et en Seine-et-Marne. Laffaire éclate en pleine polémique sur la destruction de caténaires sur des voies ferrées qui a paralysé le trafic à plusieurs reprises pendant le mois de novembre. Après coup, on apprendra que le groupe de Tarnac était surveillé depuis sept mois, après louverture dune enquête préliminaire en avril 2008. Le couple Julien Coupat-Yildune Lévy était ainsi suivi par des policiers dans la nuit du 8 novembre, alors quils étaient en voiture à Dhuisy, en Seine-et-Marne, où une ligne TGV a été endommagée.


Des pistes écartées, voire enterrées


Aucun élément incontestable n
est encore venu étayer les affirmations des services du renseignement et du ministère de lIntérieur, qui au moment de linterpellation évoquaient un groupe «dultragauche» à vocation terroriste. «Le dossier a beau être dense, il ne contient ni preuves matérielles ni aveux, et un seul témoignage à charge, sous X, recueilli le 14 novembre. Les rares confidences lâchées lors des gardes à vue ont été corrigées depuis», résume larticle du Monde, qui faisait le point fin de mars.


Plusieurs pistes ont été mises en avant par les enquêteurs, avant d
être écartées voire enterrées. La principale témoin à charge, protégée par le statut de témoin sous X, sest révélée être «une mythomane», comme le rapportait Mediapart en janvier. Celle qui assurait aux enquêteurs connaître Julien Coupat a été condamnée pour «dénonciation dinfractions imaginaires» et jugée «peu crédible compte tenu de ses antécédents» par le parquet de Paris, souligne le site dinformation.


La piste dite «allemande» est également restée lettre morte. Tout part d
une revendication anonyme des dégradations sur le réseau ferré français envoyée au quotidien allemand Berliner Zeitung. Le journal ne prend pas le document au sérieux, puis affirmera ne jamais lavoir reçu quand les autorités allemandes en informeront leurs homologues français. Peu importe, la lettre, rédigée en allemand, sera intégrée au dossier alors quelle nest ni signée ni authentifiée. La lettre dénonce un transfert de déchets nucléaires de la France vers lAllemagne qui doit avoir lieu le 8 novembre, jour des sabotages. Elle évoque les axes Paris-Strasbourg, Paris-Lille, Paris-Rhône-Alpes, Paris-Bourgogne, sans préciser sil sagissait ou non de lignes TGV.


Silence radio des accusés


Dans un ouvrage à paraître sur cette affaire, Marcel Gay, journaliste à l
Est républicain, conclut que «lenquête de police a été parasitée». «Il y a
eu quatre sabotages dans la nuit du 7 au 8 novembre. Or, cette nuit-là, le couple Coupat-Lévy est pisté par deux policiers. Pourtant, ils ne les voient pas poser de fer à béton ? (…) pourquoi ne recherche-t-on pas les équipes impliquées dans les trois autres sabotages ?», s
interroge-t-il dans les colonnes de La Montagne.


Chez les accusés, c
est le silence radio depuis le 16 mars, date à laquelle ils publient une tribune dans Le Monde pour expliquer quils ne répondront plus aux questions du juge. Benjamin Rossoux explique alors au micro dIsabelle Mandraud, du Monde, quil sagit de «faire front commun contre un processus dindividualisation toujours croissant dans la procédure».


Pour autant, le terrain médiatique est occupé. Des centaines de comités de soutien se sont créés dans plusieurs villes françaises, mais aussi en Suisse et en Belgique. Des manifestations ont également été organisées. Dans la presse, Irène Terrel, avocate de plusieurs des accusés, est le principal canal de diffusion.


Avant un nouvel examen de la demande de libération de Julien Coupat, le 28 avril, elle a pris la plume dans Le Monde pour dénoncer «la présomption de culpabilité dont bénéficient les détenus politiquement ciblés» et «l
absurdité de lépithète “terroriste” accolée à une dégradation purement matérielle». Elle y pointe notamment le paradoxe qui consiste à libérer «huit “terroristes” dans lHexagone» et à en garder un derrière les barreaux.


«Ceux qui savent n’ont pas le droit de parler»


À la fin du mois d
avril, les preuves tardent à tomber, mais la ministre de lIntérieur, Michèle Alliot-Marie, reste confiante. Au micro de France Inter, elle justifie le déroulé de lenquête en déclarant que «la police a apporté au juge [Thierry Fragnoli] et continue dapporter au juge un certain nombre déléments», sans pourtant dévoiler lesquels. «Ceux qui savent nont pas le droit de parler», a-t-elle simplement déclaré, mettant en avant le secret de linstruction. Au passage, elle sen prend à plusieurs journaux et hebdomadaires qui pointent les lacunes de
l
enquête : «Ce ne sont pas les journaux qui rendent la justice dans notre pays.»

















Attaqué pour sa gestion du dossier par le socialiste André Vallini, Thierry Fragnoli, vice-président chargé de linstruction au pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris, récuse quant à lui le terme de «fiasco politico-judiciaire» et tout parallèle avec l«affaire Outreau». Il profite dun point de vue au Monde

pour rappeller plusieurs points : «la décision et la durée de la détention provisoire résultent de la stricte application des textes», alors que la durée de l
instruction «paraît incompressible dans une instruction de cette nature, certains actes nécessaires, comme les commissions rogatoires internationales», se déroulant notamment en Allemagne et au Canada. «Il ne nous a pas échappé que le principe est la liberté et lexception la détention provisoire, ce que nous mettons en application», rappelle encore le juge.


Derniers éléments en date versés au dossier, «une liste manuscrite de fournitures susceptibles de constituer la panoplie du parfait saboteur», rapporte Le Point. Le document découvert au Canada, où Julien Coupat et sa compagne ont séjourné avant de passer illégalement la frontière pour les États-Unis, a été versé au dossier. Selon les enquêteurs, il vient «accréditer les contacts» avec d
autres groupes autonomes, souligne lhebdomadaire.


Le dossier «ultragauche» survendu ?


En filigrane dans toute cette affaire apparaît le grand intérêt des services de renseignement, et de la ministre elle-même, pour la mouvance d
extrême gauche française. Peu après le coup de filet, Mme Alliot-Marie a justifié lopération en tirant des parallèles avec «les Brigades rouges en Italie et de la bande à Baader en Allemagne». «Ils ont adopté la méthode de la clandestinité. Ils nutilisent jamais de téléphones portables et résident dans des endroits où il est très difficile à la police de mener des inquisitions sans se faire repérer», assurait-elle.


Des propos du même ordre que ceux contenus dans un rapport qui lui a été remis à l
été 2007 par la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) . Intitulé «Du
conflit anti-CPE à la constitution d’un réseau préterroriste international : regards sur l’ultragauche française et européenne», le document tire des conclusions alarmistes sur le «phénomène» de l
ultragauche. Peu après la remise de ce rapport, cette mouvance est placée au même niveau que lislamisme radical, ETA et la Corse, au rang des préoccupations de lantiterrorisme.


Des éléments qui alimentent la crainte que le dossier «ultragauche» ait été survendu à Mme Alliot-Marie à son arrivée place Beauvau. La thèse selon laquelle il s
agit dun coup des ex-Renseignement généraux monté pour garder une influence alors que la fusion avec les DST était imminente a été évoquée par la presse. Cité anonymement par Le Point, un officier des ex-RG se félicite qu«on a[it] multiplié d’un seul coup le nombre d’écoutes administratives, qui plafonnait à une dizaine».


La ministre affirme au contraire que c
est elle qui a «aiguillonné ses services vers lultragauche”, en leur demandant, dès son installation place Beauvau en 2007, de «suivre ce phénomène». Elle explique au Monde que cest une préoccupation née «il y a quelques années, quand jai compris que le PCF seffondrait et ne remontait pas. Cela a été renforcé chez moi par les manifestations anti-CPE.»


Multiplication des arrestations annexes


Dans le cadre de ce dossier les arrestations se sont multipliées dans les milieux de soutien aux «neuf de Tarnac» depuis le début de l
année, sans que lon sache toujours si elles concernaient directement lenquête. Des personnes présentées comme proches de Julien Coupat, des éditeurs, des membres de comités de soutien ou des individus nayant jamais rencontré les inculpés ont été interpellés, placés en garde à vue sous le régime du droit commun, mais aussi sous le régime antiterroriste — qui permet une garde à vue de quatre-vingt-seize heures —, puis relâchés sans quaucune charge ne soit retenue contre eux. Plusieurs avocats ont accusé la hiérarchie policière dutiliser la garde à vue systématique comme moyen de pression.


16 janvier. Un homme de 28 ans et une avocate de 30 ans sont arrêtés pour avoir tenté d
incendier une voiture dans le 19e arrondissement de Paris, à proximité
d
un ancien commissariat de police. Lorsque les autorités apprennent que lavocate connaîtrait Julien Coupat, le dossier est transmis au parquet antiterroriste et les deux personnes sont placées sous le régime antiterroriste. Des perquisitions sont menées à leurs domiciles, mais ne donnent rien. Elles sont relâchées sans quaucune charge ne soit retenue contre elles.



9 avril. Éric Hazan, directeur des éditions La Fabrique, est convoqué et auditionné pendant trois heures et demie par la sous-direction de l
antiterrorisme de la police judiciaire. Léditeur intéresse la police car cest lui qui a publié en 2007 Linsurrection qui vient, un livre signé par un «comité invisible», et que le ministère de l’Intérieur impute à Julien Coupat. Ce dernier nie lavoir écrit, mais le livre est tout de même versé au dossier. «Nétant pas témoin des faits instruits dans cette affaire, Éric Hazan a répondu quil nétait pas dans son rôle de combler le vide du dossier, explique sa maison dédition dans un communiqué. Sil existe des éléments dans Linsurrection qui vient enfreignant les lois sur la presse, Éric Hazan est prêt à en répondre devant les tribunaux compétents.»


16 avril. Un menuisier résidant à Abbeville (Somme) passe vingt-quatre heures en garde à vue pour avoir reçu un SMS qui lui demandait «Pour faire dérailler un train,
t
as une solution ?» Placé sous le régime antiterroriste, lhomme, ainsi que lauteur du SMS, sont finalement relâchés sans quaucune charge ne soit retenue contre eux. Le Courrier picard, qui a révélé laffaire, cite le procureur Éric Fouard, qui estime que laffaire Tarnac «a certainement joué en sa défaveur».


28 avril. Tessa Polak, photographe de 36 ans et animatrice du comité de soutien parisien aux inculpés, est arrêtée alors qu
elle circule en voiture dans le 20e
arrondissement parisien par des policiers de la sous-direction antiterroriste (SDAT). Elle est suivie depuis un moment par les policiers, puisqu
elle a séjourné à la maison de Tarnac et connaît bien plusieurs des inculpés, dont Benjamin Rossoux, avec qui elle circulait au moment de son arrestation. Trois jours plus tard, elle est relâchée sans quaucune charge ne soit retenue contre elle. Elle décrit sa garde à vue dans Le Monde, estimant quil sagit dune «manœuvre dintimidation, une façon de briser les solidarités actives, denvoyer des signaux, et de banaliser les gardes à vue».



8 mai. Sept étudiants présentés comme membres du «mouvement autonome» sont jugés pour «refus de dispersion» et «participation à une manifestation non autorisée» en janvier lors d
un rassemblement de soutien à Julien Coupat. La décision de la justice est attendue le 10 juin.



18 mai. À Rouen, deux hommes et une femme d
une vingtaine dannées considérés comme «proches» de M. Coupat sont arrêtés et interrogés par la SDAT. Leur tort est de sêtre rendus à Thessalonique en septembre 2008 à loccasion de la Foire internationale alors que Julien Coupat sy trouvait également. À cette occasion, il serait entré en contact avec des autonomes allemands, soutiennent les enquêteurs. Quatre-vingt-seize heures plus tard, les trois personnes sont libérées sans quaucune charge ne soit retenue contre eux. Leur avocat dénonce «la démesure» de cette opération. «Rien ne ne peut être retenu contre nos clients et on le savait avant leur placement en garde à vue», constate-t-il.


18 mai. Dans le même temps, le SRPJ de Marseille interpelle quatre personnes dans la région de Forcalquier (Alpes-de-Haute-Provence), dont l
éditeur François Bouchardeau et son épouse. Le coup de filet nest pas directement lié à laffaire de Tarnac, même si les quatre personnes sont proches dun Comité de sabotage de l’antiterrorisme qui soutient les inculpés. En cause, un tract considéré comme une menace pour le DCRI, Bernard Squarcini, car il comporte une photographie dun interphone où figure son nom et dun tract appelant au «sabotage de lantiterrorisme». Les quatre personnes sont relâchées et une cinquième, Bruno Chiambretto, militant vert et auteur du cliché, est arrêté. Il sera lui aussi relâché.


Tarnac : Julien Coupat va être de nouveau entendu
par le juge d
instruction le 27 mai


Une nouvelle fois, lavocate Irène Terrel va déposer une demande de remise en liberté pour Julien Coupat, incarcéré à la prison de la Santé depuis le 15 novembre 2008.

Quatre précédentes demandes ont déjà été rejetées. Celle-ci sera déposée après une nouvelle audition du principal suspect des sabotages de caténaires de la SNCF dans le bureau du juge dinstruction, Thierry Fragnoli, mercredi 27 mai.

Julien Coupat, qui aura 35 ans le 4 juin, est le dernier d
un groupe de neuf personnes interpellées le 11 novembre 2008 qui reste en détention provisoire. Les autres, mises en examen notamment pour «participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme», ont été remises en liberté et placées sous contrôle judiciaire.


Pourquoi cette différence ? Parce que la justice soupçonne Julien Coupat d
être le «chef» dun groupe à visée terroriste.


L
enquête, menée par le juge, continue. Plusieurs interpellations ont eu lieu ces derniers jours : celle de Tessa Polak, à Paris, le 28 avril, puis de trois autres personnes, à Rouen, le 18 mai, présentées comme des «proches» de Julien Coupat.


Placées 96 heures en garde à vue sous le régime de l
antiterrorisme, ces quatre personnes ont pour point commun de connaître les «neuf de Tarnac» et de leur avoir prêté des véhicules. Les Rouennais, deux hommes et une femme, ont également été interrogés sur leur présence à Thessalonique, en Grèce, en septembre 2008, lors dune manifestation à laquelle a participé Julien Coupat. Tessa Polak et les Rouennais ont été relâchés sans aucune charge retenue contre eux.


Le 18 mai, toujours, à Forcalquier (Alpes-de-Haute-Provence), quatre personnes, membres d
un comité de soutien, ont été interpellées et interrogées pour avoir diffusé un tract sur lequel figurait un détail sur une résidence secondaire de Bernard Squarcini, directeur central du renseignement intérieur.


Dans un entretien au Monde, Julien Coupat qualifie de «pathétique allégation» les accusations de direction dun groupe à visée terroriste qui pèsent sur lui. Et il affirme, comme il la dit au juge, quil nest pas lauteur du livre Linsurrection qui vient.



Isabelle Mandraud - Le Monde,
25 mai 2009.

lundi 25 mai 2009

Julien Coupat : "La prolongation de ma détention est une petite vengeance"







LE MONDE | 25.05.09 |
Propos recueillis par Isabelle Mandraud et Caroline Monnot


Voici les réponses aux questions que nous avons posées par écrit à Julien Coupat. Mis en examen le 15 novembre 2008 pour "terrorisme" avec huit autres personnes interpellées à Tarnac (Corrèze) et Paris, il est soupçonné d'avoir saboté des caténaires SNCF. Il est le dernier à être toujours incarcéré. (Il a demandé à ce que certains mots soient en italique).

Comment vivez-vous votre détention ?



Très bien merci. Tractions, course à pied, lecture.


Pouvez-nous nous rappeler les circonstances de votre arrestation ?


Une bande de jeunes cagoulés et armés jusqu'aux dents s'est introduite chez nous par effraction. Ils nous ont menacés, menottés, et emmenés non sans avoir préalablement tout fracassé. Ils nous ont enlevés à bord de puissants bolides roulant à plus de 170 km/h en moyenne sur les autoroutes. Dans leurs conversations, revenait souvent un certain M. Marion [ancien patron de la police antiterroriste] dont les exploits virils les amusaient beaucoup comme celui consistant à gifler dans la bonne humeur un de ses collègues au beau milieu d'un pot de départ. Ils nous ont séquestrés pendant quatre jours dans une de leurs "prisons du peuple" en nous assommant de questions où l'absurde le disputait à l'obscène.


Celui qui semblait être le cerveau de l'opération s'excusait vaguement de tout ce cirque expliquant que c'était de la faute des "services", là-haut, où s'agitaient toutes sortes de gens qui nous en voulaient beaucoup. A ce jour, mes ravisseurs courent toujours. Certains faits divers récents attesteraient même qu'ils continuent de sévir en toute impunité.


Les sabotages sur les caténaires SNCF en France ont été revendiqués en Allemagne. Qu'en dites-vous?


Au moment de notre arrestation, la police française est déjà en possession du communiqué qui revendique, outre les sabotages qu'elle voudrait nous attribuer, d'autres attaques survenues simultanément en Allemagne. Ce tract présente de nombreux inconvénients : il est posté depuis Hanovre, rédigé en allemand et envoyé à des journaux d'outre-Rhin exclusivement, mais surtout il ne cadre pas avec la fable médiatique sur notre compte, celle du petit noyau de fanatiques portant l'attaque au cœur de l'Etat en accrochant trois bouts de fer sur des caténaires. On aura, dès lors, bien soin de ne pas trop mentionner ce communiqué, ni dans la procédure, ni dans le mensonge public.


Il est vrai que le sabotage des lignes de train y perd beaucoup de son aura de mystère : il s'agissait simplement de protester contre le transport vers l'Allemagne par voie ferroviaire de déchets nucléaires ultraradioactifs et de dénoncer au passage la grande arnaque de "la crise". Le communiqué se conclut par un très SNCF "nous remercions les voyageurs des trains concernés de leur compréhension". Quel tact, tout de même, chez ces "terroristes"!



Vous reconnaissez-vous dans les qualifications de "mouvance anarcho-autonome" et d'"ultragauche"?


Laissez-moi reprendre d'un peu haut. Nous vivons actuellement, en France, la fin d'une période de gel historique dont l'acte fondateur fut l'accord passé entre gaullistes et staliniens en 1945 pour désarmer le peuple sous prétexte d'"éviter une guerre civile". Les termes de ce pacte pourraient se formuler ainsi pour faire vite : tandis que la droite renonçait à ses accents ouvertement fascistes, la gauche abandonnait entre soi toute perspective sérieuse de révolution. L'avantage dont joue et jouit, depuis quatre ans, la clique sarkozyste, est d'avoir pris l'initiative, unilatéralement, de rompre ce pacte en renouant "sans complexe" avec les classiques de la réaction pure – sur les fous, la religion, l'Occident, l'Afrique, le travail, l'histoire de France, ou l'identité nationale.


Face à ce pouvoir en guerre qui ose penser stratégiquement et partager le monde en amis, ennemis et quantités négligeables, la gauche reste tétanisée. Elle est trop lâche, trop compromise, et pour tout dire, trop discréditée pour opposer la moindre résistance à un pouvoir qu'elle n'ose pas, elle, traiter en ennemi et qui lui ravit un à un les plus malins d'entre ses éléments. Quant à l'extrême gauche à-la-Besancenot, quels que soient ses scores électoraux, et même sortie de l'état groupusculaire où elle végète depuis toujours, elle n'a pas de perspective plus désirable à offrir que la grisaille soviétique à peine retouchée sur Photoshop. Son destin est de décevoir.


Dans la sphère de la représentation politique, le pouvoir en place n'a donc rien à craindre, de personne. Et ce ne sont certainement pas les bureaucraties syndicales, plus vendues que jamais, qui vont l'importuner, elles qui depuis deux ans dansent avec le gouvernement un ballet si obscène. Dans ces conditions, la seule force qui soit à même de faire pièce au gang sarkozyste, son seul ennemi réel dans ce pays, c'est la rue, la rue et ses vieux penchants révolutionnaires. Elle seule, en fait, dans les émeutes qui ont suivi le second tour du rituel plébiscitaire de mai 2007, a su se hisser un instant à la hauteur de la situation. Elle seule, aux Antilles ou dans les récentes occupations d'entreprises ou de facs, a su faire entendre une autre parole.



Cette analyse sommaire du théâtre des opérations a dû s'imposer assez tôt puisque les renseignements généraux faisaient paraître dès juin 2007, sous la plume de journalistes aux ordres (et notamment dans Le Monde) les premiers articles dévoilant le terrible péril que feraient peser sur toute vie sociale les "anarcho-autonomes". On leur prêtait, pour commencer, l'organisation des émeutes spontanées, qui ont, dans tant de villes, salué le "triomphe électoral" du nouveau président.


Avec cette fable des "anarcho-autonomes", on a dessiné le profil de la menace auquel la ministre de l'intérieur s'est docilement employée, d'arrestations ciblées en rafles médiatiques, à donner un peu de chair et quelques visages. Quand on ne parvient plus à contenir ce qui déborde, on peut encore lui assigner une case et l'y incarcérer. Or celle de "casseur" où se croisent désormais pêle-mêle les ouvriers de Clairoix, les gamins de cités, les étudiants bloqueurs et les manifestants des contre-sommets, certes toujours efficace dans la gestion courante de la pacification sociale, permet de criminaliser des actes, non des existences. Et il est bien dans l'intention du nouveau pouvoir de s'attaquer à l'ennemi, en tant que tel, sans attendre qu'il s'exprime. Telle est la vocation des nouvelles catégories de la répression.


Il importe peu, finalement, qu'il ne se trouve personne en France pour se reconnaître "anarcho-autonome" ni que l'ultra-gauche soit un courant politique qui eut son heure de gloire dans les années 1920 et qui n'a, par la suite, jamais produit autre chose que d'inoffensifs volumes de marxologie. Au reste, la récente fortune du terme "ultragauche" qui a permis à certains journalistes pressés de cataloguer sans coup férir les émeutiers grecs de décembre dernier doit beaucoup au fait que nul ne sache ce que fut l'ultragauche, ni même qu'elle ait jamais existé.


A ce point, et en prévision des débordements qui ne peuvent que se systématiser face aux provocations d'une oligarchie mondiale et française aux abois, l'utilité policière de ces catégories ne devrait bientôt plus souffrir de débats. On ne saurait prédire, cependant, lequel d'"anarcho-autonome" ou d'"ultragauche" emportera finalement les faveurs du Spectacle, afin de reléguer dans l'inexplicable une révolte que tout justifie.



La police vous considère comme le chef d'un groupe sur le point de basculer dans le terrorisme. Qu'en pensez-vous?


Une si pathétique allégation ne peut être le fait que d'un régime sur le point de basculer dans le néant.


Que signifie pour vous le mot terrorisme?


Rien ne permet d'expliquer que le département du renseignement et de la sécurité algérien suspecté d'avoir orchestré, au su de la DST, la vague d'attentats de 1995 ne soit pas classé parmi les organisations terroristes internationales. Rien ne permet d'expliquer non plus la soudaine transmutation du "terroriste" en héros à la Libération, en partenaire fréquentable pour les accords d'Evian, en policier irakien ou en "taliban modéré" de nos jours, au gré des derniers revirements de la doctrine stratégique américaine.


Rien, sinon la souveraineté. Est souverain, en ce monde, qui désigne le terroriste. Qui refuse d'avoir part à cette souveraineté se gardera bien de répondre à votre question. Qui en convoitera quelques miettes s'exécutera avec promptitude. Qui n'étouffe pas de mauvaise foi trouvera un peu instructif le cas de ces deux ex – "terroristes" devenus l'un premier ministre d'Israël, l'autre président de l'Autorité palestinienne, et ayant tous deux reçus, pour comble, le Prix Nobel de la paix.



Le flou qui entoure la qualification de "terrorisme", l'impossibilité manifeste de le définir ne tiennent pas à quelque provisoire lacune de la législation française : ils sont au principe de cette chose que l'on peut, elle, très bien définir : l'antiterrorisme dont ils forment plutôt la condition de fonctionnement. L'antiterrorisme est une technique de gouvernement qui plonge ses racines dans le vieil art de la contre-insurrection, de la guerre dite "psychologique", pour rester poli.


L'antiterrorisme, contrairement à ce que voudrait insinuer le terme, n'est pas un moyen de lutter contre le terrorisme, c'est la méthode par quoi l'on produit, positivement, l'ennemi politique en tant que terroriste. Il s'agit, par tout un luxe de provocations, d'infiltrations, de surveillance, d'intimidation et de propagande, par toute une science de la manipulation médiatique, de l'"action psychologique", de la fabrication de preuves et de crimes, par la fusion aussi du policier et du judiciaire, d'anéantir la "menace subversive" en associant, au sein de la population, l'ennemi intérieur, l'ennemi politique à l'affect de la terreur.


L'essentiel, dans la guerre moderne, est cette "bataille des cœurs et des esprits" où tous les coups sont permis. Le procédé élémentaire, ici, est invariable : individuer l'ennemi afin de le couper du peuple et de la raison commune, l'exposer sous les atours du monstre, le diffamer, l'humilier publiquement, inciter les plus vils à l'accabler de leurs crachats, les encourager à la haine. "La loi doit être utilisée comme simplement une autre arme dans l'arsenal du gouvernement et dans ce cas ne représente rien de plus qu'une couverture de propagande pour se débarrasser de membres indésirables du public. Pour la meilleure efficacité, il conviendra que les activités des services judiciaires soient liées à l'effort de guerre de la façon la plus discrète possible", conseillait déjà, en 1971, le brigadier Frank Kitson [ancien général de l'armée britannique, théoricien de la guerre contre-insurrectionelle], qui en savait quelque chose.



Une fois n'est pas coutume, dans notre cas, l'antiterrorisme a fait un four. On n'est pas prêt, en France, à se laisser terroriser par nous. La prolongation de ma détention pour une durée "raisonnable" est une petite vengeance bien compréhensible au vu des moyens mobilisés, et de la profondeur de l'échec; comme est compréhensible l'acharnement un peu mesquin des "services", depuis le 11 novembre, à nous prêter par voie de presse les méfaits les plus fantasques, ou à filocher le moindre de nos camarades. Combien cette logique de représailles a d'emprise sur l'institution policière, et sur le petit cœur des juges, voilà ce qu'auront eu le mérite de révéler, ces derniers temps, les arrestations cadencées des "proches de Julien Coupat".


Il faut dire que certains jouent, dans cette affaire, un pan entier de leur lamentable carrière, comme Alain Bauer [criminologue], d'autres le lancement de leurs nouveaux services, comme le pauvre M. Squarcini [directeur central du renseignement intérieur], d'autres encore la crédibilité qu'ils n'ont jamais eue et qu'ils n'auront jamais, comme Michèle Alliot-Marie.


Vous êtes issu d'un milieu très aisé qui aurait pu vous orienter dans une autre direction…


"Il y a de la plèbe dans toutes les classes" (Hegel).



Pourquoi Tarnac ?


Allez-y, vous comprendrez. Si vous ne comprenez pas, nul ne pourra vous l'expliquer, je le crains.


Vous définissez-vous comme un intellectuel? Un philosophe ?

La philosophie naît comme deuil bavard de la sagesse originaire. Platon entend déjà la parole d'Héraclite comme échappée d'un monde révolu. A l'heure de l'intellectualité diffuse, on ne voit pas ce qui pourrait spécifier "l'intellectuel", sinon l'étendue du fossé qui sépare, chez lui, la faculté de penser de l'aptitude à vivre. Tristes titres, en vérité, que cela. Mais, pour qui, au juste, faudrait-il se définir?


Etes-vous l'auteur du livre L'insurrection qui vient ?



C'est l'aspect le plus formidable de cette procédure : un livre versé intégralement au dossier d'instruction, des interrogatoires où l'on essaie de vous faire dire que vous vivez comme il est écrit dans L'insurrection qui vient, que vous manifestez comme le préconise L'insurrection qui vient, que vous sabotez des lignes de train pour commémorer le coup d'Etat bolchevique d'octobre 1917, puisqu'il est mentionné dans L'insurrection qui vient, un éditeur convoqué par les services antiterroristes.


De mémoire française, il ne s'était pas vu depuis bien longtemps que le pouvoir prenne peur à cause d'un livre. On avait plutôt coutume de considérer que, tant que les gauchistes étaient occupés à écrire, au moins ils ne faisaient pas la révolution. Les temps changent, assurément. Le sérieux historique revient.


Ce qui fonde l'accusation de terrorisme, nous concernant, c'est le soupçon de la coïncidence d'une pensée et d'une vie; ce qui fait l'association de malfaiteurs, c'est le soupçon que cette coïncidence ne serait pas laissée à l'héroïsme individuel, mais serait l'objet d'une attention commune. Négativement, cela signifie que l'on ne suspecte aucun de ceux qui signent de leur nom tant de farouches critiques du système en place de mettre en pratique la moindre de leurs fermes résolutions; l'injure est de taille. Malheureusement, je ne suis pas l'auteur de L'insurrection qui vient – et toute cette affaire devrait plutôt achever de nous convaincre du caractère essentiellement policier de la fonction auteur.



J'en suis, en revanche, un lecteur. Le relisant, pas plus tard que la semaine dernière, j'ai mieux compris la hargne hystérique que l'on met, en haut lieu, à en pourchasser les auteurs présumés. Le scandale de ce livre, c'est que tout ce qui y figure est rigoureusement, catastrophiquement vrai, et ne cesse de s'avérer chaque jour un peu plus. Car ce qui s'avère, sous les dehors d'une "crise économique", d'un "effondrement de la confiance", d'un "rejet massif des classes dirigeantes", c'est bien la fin d'une civilisation, l'implosion d'un paradigme : celui du gouvernement, qui réglait tout en Occident – le rapport des êtres à eux-mêmes non moins que l'ordre politique, la religion ou l'organisation des entreprises. Il y a, à tous les échelons du présent, une gigantesque perte de maîtrise à quoi aucun maraboutage policier n'offrira de remède.


Ce n'est pas en nous transperçant de peines de prison, de surveillance tatillonne, de contrôles judiciaires, et d'interdictions de communiquer au motif que nous serions les auteurs de ce constat lucide, que l'on fera s'évanouir ce qui est constaté. Le propre des vérités est d'échapper, à peine énoncées, à ceux qui les formulent. Gouvernants, il ne vous aura servi de rien de nous assigner en justice, tout au contraire.


Vous lisez "Surveiller et punir" de Michel Foucault. Cette analyse vous paraît-elle encore pertinente?



La prison est bien le sale petit secret de la société française, la clé, et non la marge des rapports sociaux les plus présentables. Ce qui se concentre ici en un tout compact, ce n'est pas un tas de barbares ensauvagés comme on se plaît à le faire croire, mais bien l'ensemble des disciplines qui trament, au-dehors, l'existence dite "normale". Surveillants, cantine, parties de foot dans la cour, emploi du temps, divisions, camaraderie, baston, laideur des architectures : il faut avoir séjourné en prison pour prendre la pleine mesure de ce que l'école, l'innocente école de la République, contient, par exemple, de carcéral.


Envisagée sous cet angle imprenable, ce n'est pas la prison qui serait un repaire pour les ratés de la société, mais la société présente qui fait l'effet d'une prison ratée. La même organisation de la séparation, la même administration de la misère par le shit, la télé, le sport, et le porno règne partout ailleurs avec certes moins de méthode. Pour finir, ces hauts murs ne dérobent aux regards que cette vérité d'une banalité explosive : ce sont des vies et des âmes en tout point semblables qui se traînent de part et d'autre des barbelés et à cause d'eux.


Si l'on traque avec tant d'avidité les témoignages "de l'intérieur" qui exposeraient enfin les secrets que la prison recèle, c'est pour mieux occulter le secret qu'elle est : celui de votre servitude, à vous qui êtes réputés libres tandis que sa menace pèse invisiblement sur chacun de vos gestes.


Toute l'indignation vertueuse qui entoure la noirceur des geôles françaises et leurs suicides à répétition, toute la grossière contre-propagande de l'administration pénitentiaire qui met en scène pour les caméras des matons dévoués au bien-être du détenu et des directeurs de tôle soucieux du "sens de la peine", bref : tout ce débat sur l'horreur de l'incarcération et la nécessaire humanisation de la détention est vieux comme la prison. Il fait même partie de son efficace, permettant de combiner la terreur qu'elle doit inspirer avec son hypocrite statut de châtiment "civilisé". Le petit système d'espionnage, d'humiliation et de ravage que l'Etat français dispose plus fanatiquement qu'aucun autre en Europe autour du détenu n'est même pas scandaleux. L'Etat le paie chaque jour au centuple dans ses banlieues, et ce n'est de toute évidence qu'un début : la vengeance est l'hygiène de la plèbe.


Mais la plus remarquable imposture du système judiciaro-pénitentiaire consiste certainement à prétendre qu'il serait là pour punir les criminels quand il ne fait que gérer les illégalismes. N'importe quel patron – et pas seulement celui de Total –, n'importe quel président de conseil général – et pas seulement celui des Hauts-de-Seine–, n'importe quel flic sait ce qu'il faut d'illégalismes pour exercer correctement son métier. Le chaos des lois est tel, de nos jours, que l'on fait bien de ne pas trop chercher à les faire respecter et les stups, eux aussi, font bien de seulement réguler le trafic, et non de le réprimer, ce qui serait socialement et politiquement suicidaire.


Le partage ne passe donc pas, comme le voudrait la fiction judiciaire, entre le légal et l'illégal, entre les innocents et les criminels, mais entre les criminels que l'on juge opportun de poursuivre et ceux qu'on laisse en paix comme le requiert la police générale de la société. La race des innocents est éteinte depuis longtemps, et la peine n'est pas à ce à quoi vous condamne la justice : la peine, c'est la justice elle-même, il n'est donc pas question pour mes camarades et moi de "clamer notre innocence", ainsi que la presse s'est rituellement laissée aller à l'écrire, mais de mettre en déroute l'hasardeuse offensive politique que constitue toute cette infecte procédure. Voilà quelques-unes des conclusions auxquelles l'esprit est porté à relire Surveiller et punir depuis la Santé. On ne saurait trop suggérer, au vu de ce que les Foucaliens font, depuis vingt ans, des travaux de Foucault, de les expédier en pension, quelque temps, par ici.



Comment analysez-vous ce qui vous arrive?



Détrompez-vous : ce qui nous arrive, à mes camarades et à moi, vous arrive aussi bien. C'est d'ailleurs, ici, la première mystification du pouvoir : neuf personnes seraient poursuivies dans le cadre d'une procédure judiciaire "d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste", et devraient se sentir particulièrement concernées par cette grave accusation. Mais il n'y a pas d'"affaire de Tarnac" pas plus que d'"affaire Coupat", ou d'"affaire Hazan" [éditeur de L'insurrection qui vient]. Ce qu'il y a, c'est une oligarchie vacillante sous tous rapports, et qui devient féroce comme tout pouvoir devient féroce lorsqu'il se sent réellement menacé. Le Prince n'a plus d'autre soutien que la peur qu'il inspire quand sa vue n'excite plus dans le peuple que la haine et le mépris.


Ce qu'il y a, c'est, devant nous, une bifurcation, à la fois historique et métaphysique: soit nous passons d'un paradigme de gouvernement à un paradigme de l'habiter au prix d'une révolte cruelle mais bouleversante, soit nous laissons s'instaurer, à l'échelle planétaire, ce désastre climatisé où coexistent, sous la férule d'une gestion "décomplexée", une élite impériale de citoyens et des masses plébéiennes tenues en marge de tout. Il y a donc, bel et bien, une guerre, une guerre entre les bénéficiaires de la catastrophe et ceux qui se font de la vie une idée moins squelettique. Il ne s'est jamais vu qu'une classe dominante se suicide de bon cœur.


La révolte a des conditions, elle n'a pas de cause. Combien faut-il de ministères de l'Identité nationale, de licenciements à la mode Continental, de rafles de sans-papiers ou d'opposants politiques, de gamins bousillés par la police dans les banlieues, ou de ministres menaçant de priver de diplôme ceux qui osent encore occuper leur fac, pour décider qu'un tel régime, même installé par un plébiscite aux apparences démocratiques, n'a aucun titre à exister et mérite seulement d'être mis à bas ? C'est une affaire de sensibilité.


La servitude est l'intolérable qui peut être infiniment tolérée. Parce que c'est une affaire de sensibilité et que cette sensibilité-là est immédiatement politique (non en ce qu'elle se demande "pour qui vais-je voter ?", mais "mon existence est-elle compatible avec cela ?"), c'est pour le pouvoir une question d'anesthésie à quoi il répond par l'administration de doses sans cesse plus massives de divertissement, de peur et de bêtise. Et là où l'anesthésie n'opère plus, cet ordre qui a réuni contre lui toutes les raisons de se révolter tente de nous en dissuader par une petite terreur ajustée.



Nous ne sommes, mes camarades et moi, qu'une variable de cet ajustement-là. On nous suspecte comme tant d'autres, comme tant de "jeunes", comme tant de "bandes", de nous désolidariser d'un monde qui s'effondre. Sur ce seul point, on ne ment pas. Heureusement, le ramassis d'escrocs, d'imposteurs, d'industriels, de financiers et de filles, toute cette cour de Mazarin sous neuroleptiques, de Louis Napoléon en version Disney, de Fouché du dimanche qui pour l'heure tient le pays, manque du plus élémentaire sens dialectique. Chaque pas qu'ils font vers le contrôle de tout les rapproche de leur perte. Chaque nouvelle "victoire" dont ils se flattent répand un peu plus vastement le désir de les voir à leur tour vaincus. Chaque manœuvre par quoi ils se figurent conforter leur pouvoir achève de le rendre haïssable. En d'autres termes : la situation est excellente. Ce n'est pas le moment de perdre courage.